Our eternal gratitude to reader Régis Croenne for this translation. Régis had previously translate Landis/Kimmage for us.
Entretien avec Michael Ashenden
Lundi 04/02/2012 – 12:52 par Andy Shen
L’audience du Tribunal arbitral du sport (TAS) dans l’affaire Alberto Contador a fait l’objet de beaucoup de controverse. Efraim Barak, président de la commission composée de trois arbitres, a été accusé par le directeur de l’équipe RadioShack-Nissan, Flavio Becca, de prendre le parti de Contador. Par ailleurs, on a empêché les avocats de l’AMA d’interroger leur témoin-expert, Michael Ashenden, ce qui a failli entraîner leur départ en signe de protestation. Finalement, la décision de la commission s’est appuyée sur une théorie selon laquelle le clenbutérol s’était trouvé dans l’organisme de Contador à cause d’un complément alimentaire frelaté, théorie que Contador a fermement rejetée.
Je me suis entretenu avec Michael Ashenden, membre de la commission sur le Passeport sanguin, à propos de ces anomalies et de son rôle dans l’audience d’arbitrage de l’affaire Contador. Pour les lecteurs souhaitant aller plus loin, la deuxième partie du verdict du TAS donne une chronologie de l’affaire, depuis le contrôle jusqu’à l’arbitrage.
Dopage sanguin : de quoi parle-ton ?
Andy Shen : Avant de passer à l’audience d’arbitrage proprement dite, il me semble qu’il serait bon de fournir des éléments d’information précis aux lecteurs concernant le dopage sanguin. Pour résumer, les transfusions existaient déjà dans les années 1970 et 1980 avant d’être supplantées par l’EPO au milieu des années 1990 (c’était une procédure beaucoup plus simple). L’EPO, alors indétectable, était limitée par le seuil de 50 % fixé pour l’hématocrite jusqu’à ce qu’un test soit mis au point en 2000, date à laquelle le recours à l’EPO a commencé à décroître et les transfusions sanguines à faire leur réapparition.
Un test permettant de déceler les transfusions homologues (c’est-à -dire utilisant le sang d’une autre personne) a été développé en 2004, mais les transfusions autologues (ou autotransfusions) sont demeurées largement indétectables avant la mise au point en 2008 du Passeport biologique de l’athlète. Alors que beaucoup pensaient que le sport était beaucoup plus « propre » grâce au Passeport biologique, les athlètes utilisaient en réalité des méthodes sophistiquées leur permettant de masquer les transfusions sanguines.
Parlons de ces méthodes, en commençant par le masquage à l’aide de transfusions de plasma. Lorsqu’on prélève le sang d’un athlète, ce sang est passé dans une centrifugeuse afin de séparer les globules rouges du plasma. Pourquoi procède-t-on ainsi ?
Michael Ashenden : Ce qu’il faut bien comprendre dans un premier temps, c’est que ce sont les globules rouges qui améliorent les performances, pas le plasma. Le deuxième point, c’est que les globules rouges sont des entités vivantes qui consomment du « carburant » et produisent des déchets. Tant qu’ils sont dans le système sanguin, l’organisme gère sans difficulté ce processus, mais c’est en cas de prélèvement et de stockage que les difficultés commencent. On sait très bien que le fait de refroidir les globules rouges réduit la vitesse du métabolisme et, par conséquent, le stress qu’ils subissent : ainsi, le fait de les réfrigérer augmente leur durée de vie, qui passe de un jour environ à six, voire huit semaines. Si on les refroidit encore plus, en les congelant, leur durée de vie peut atteindre une dizaine d’années. Cela étant, le fait de placer des globules rouges congelés dans du plasma entraîne leur destruction.
La plupart de nos lecteurs savent que l’eau augmente de volume lorsqu’elle gèle ; il est donc facile de comprendre qu’un globule rouge gorgé d’eau augmente de volume lors de la congélation, ce qui fait éclater sa membrane. La méthode permettant de contourner ce problème consiste à retirer le plus gros volume d’eau possible en « rinçant » les globules rouges dans des bains de glycérol, qui a la propriété d’absorber progressivement l’eau qui se trouve à l’intérieur des globules rouges. La séparation des globules rouges du plasma sanguin au moyen d’une centrifugeuse est donc la première étape de ce processus de conservation.
Soit dit en passant, il est tout à fait courant pour les banques de sang de procéder à la centrifugation du sang même lorsqu’on prévoit seulement de le réfrigérer – tout simplement parce qu’en fractionnant de cette façon les différents composants du sang il est possible de faire la meilleure utilisation possible de chaque don. Les patients dont les capacités de transfert d’oxygène doivent être augmentées ont besoin de globules rouges (ils n’ont besoin ni de plasma ni de plaquettes), alors que d’autres applications cliniques nécessitent le recours à du plasma ou à des plaquettes et non à des globules rouges. Dès lors, en séparant les globules rouges du plasma, on fait le meilleur usage possible d’une ressource rare.
AS : Et il se trouve que le plastifiant DEHP utilisé pour assurer la souplesse des poches en PVC permet de conserver également les globules rouges, c’est bien ça ? Conserverait-on du plasma dans des poches contenant du plastifiant ?
MA : Effectivement, c’est quelque chose qui m’a semblé bizarre dans la littérature portant sur les transfusions : on y apprend sans aucune ambiguïté que le meilleur moyen de conserver les globules rouges est de les mettre en contact avec le plastifiant DEHP. On peut considérer que le DEHP est un lubrifiant. On admet généralement que l’amélioration de la conservation des globules rouges est liée aux interactions entre le plastifiant et la membrane des globules. Le DEHP ne se contente pas d’assouplir le PVC, il semble également jouer le même rôle pour les globules rouges. Autrement dit, il semble favoriser la souplesse de la membrane, ce qui est une composante essentielle pour leur survie.
Bien évidemment, cela n’a aucun sens si l’on veut conserver du plasma, étant donné qu’il n’y a pas de membranes de globules rouges à préserver. La conservation du plasma n’est pas améliorée par la présence de DEHP. En réalité, on conserve habituellement le plasma, à dessein, dans des poches ne renfermant pas de DEHP, parce que le type de plastique utilisé dans les poches sans DEHP favorise le mouvement des molécules d’oxygène à travers la paroi plastique. Il se trouve que l’oxygène supplémentaire favorise la conservation des plaquettes et c’est pourquoi les poches sans DEHP sont privilégiées pour la conservation du plasma et des plaquettes.
AS : Si l’on ne transfuse que des globules rouges, le rapport globules rouges/plasma est-il modifié ? Ce rapport était-il employé comme méthode de détection des transfusions avant l’entrée en vigueur du Passeport biologique ?
MA : Oui, c’est exact. Il existe un lien déterminé génétiquement entre le rapport globules rouges/plasma dans le sang. C’est ce que l’on appelle l’« hématocrite ». Pour un homme ordinaire, le sang se compose de 45 % de globules rouges et de 55 % de plasma ; bien évidemment, le fait de ne transfuser que des globules rouges modifie ce rapport et, effectivement, cela a été à la base de l’ancienne réglementation sur l’hématocrite mise en Å“uvre par l’UCI, qui interdisait à un coureur de prendre le départ d’une course si son hématocrite dépassait 50 %, sauf s’il pouvait justifier d’une dispense pour cause d’hématocrite élevé. À cette époque, bien sûr, cette règle des 50 % visait essentiellement à empêcher l’utilisation d’EPO, mais le raisonnement était le même.
AS : Dans ce cas, pourquoi ne pas transfuser le sang dans son intégralité (globules rouges + plasma) ?
MA : Voici quelques éléments de réflexion qui viennent éclairer votre remarque : imaginons que nous ayons 5 litres de sang dans notre organisme, un hématocrite de 45 %, mais également une poche d’un demi-litre d’un sang identique avec un rapport globules rouges/plasma de 45/55. Quelles seraient les conséquences pour notre hématocrite si l’on nous transfusait cette poche de sang ? La réponse est la suivante : dans un premier temps, aucune, étant donné que le sang transfusé a le même hématocrite que celui qui circule déjà dans l’organisme.
Cela étant, l’organisme régule avec soin la pression sanguine. Le fait d’ajouter un demi-litre de sang accroît le volume de sang et donc la pression sanguine. Or, une fois les globules rouges transfusés, ils ne peuvent plus être retirés. Pour l’organisme, la seule et unique solution possible pour faire diminuer la pression sanguine consiste donc à éliminer du plasma. Si vous avez en mémoire ce que nous disions tout à l’heure sur les ratios, vous vous souvenez que si la quantité de globules rouges reste identique alors que le plasma diminue, on assiste à une modification de ce ratio globules rouges/plasma, ce qui se traduit au niveau de la mesure de l’hématocrite.
Donc, pour répondre à votre question, même si une transfusion de sang complet (globules rouges + plasma) ne peut être détectée à court terme, l’organisme, en quelques heures, a éliminé du plasma et donc, l’augmentation du nombre de globules rouges devient évident en cas de contrôle sanguin.
AS : Donc, si l’on veut masquer des transfusions, il faut transfuser des globules rouges quand on en a besoin et transfuser du plasma juste avant un contrôle, c’est bien ça ?
MA : Je voudrais dire avant tout, que, lorsque je regarde le cyclisme professionnel sur route, il me semble qu’il n’y a qu’une poignée de coureurs qui se dopent en catimini à seule fin venir à bout de leurs adversaires. Il me semble qu’il y a eu des exemples de ce genre dans le passé, mais, heureusement, c’est quelque chose qui semble avoir quitté le cyclisme depuis quelque temps déjà . Pour autant, bien évidemment, les coureurs qui se dopent ne se comptent pas seulement sur les doigts de la main. J’ai l’impression que beaucoup de coureurs doutent d’un système qui les a trahis et/ou estiment que la lutte antidopage est incapable d’éliminer les tricheurs. Pour moi, la majorité des coureurs qui se dopent le font parce qu’ils veulent rester dans le peloton professionnel ou parce qu’ils ne veulent pas se faire devancer par les tricheurs. Je ne pense pas qu’ils se dopent pour gagner. Je suis bien conscient qu’il s’agit d’une distinction ténue, mais, soyons clair, je m’interroge sur la « motivation », et non sur « l’acte » même du dopage. Je n’excuse pas un seul instant le dopage, mais, en même temps, je peux comprendre ce qui pousse de nombreux coureurs dans cette voie.
Il me semble que dans ce scénario, pour cette majorité de coureurs qui se dopent pour rester dans le rythme, la principale préoccupation est de ne pas être le mouton noir qui se fait prendre. Bien évidemment, ils cherchent à en tirer un bénéfice au niveau de leurs performances, mais c’est une préoccupation secondaire.
Et donc, pour répondre à votre question, la préoccupation essentielle aujourd’hui est de masquer le recours à une transfusion préalable. Autrement dit, étant donné que le plasma excédentaire est évacué de la circulation sanguine en l’espace de quelques heures, il est indispensable de dissimuler le taux élevé de globules rouges à chaque fois qu’un contrôle sanguin est effectué. On peut le déplorer, mais les personnes chargées des contrôles pour le Passeport biologique pendant le Tour de France n’ont que peu d’occasions d’avoir accès aux différentes équipes. De ce fait, les coureurs savent presque à coup sûr quand seront effectués les contrôles – par exemple le matin des journées de repos. On se retrouve donc dans une situation où, indépendamment du moment où des globules rouges ont été transfusés, le coureur qui cherche à masquer cette transfusion voudra s’injecter du plasma peu de temps avant le moment où il prévoit d’être contrôlé dans le cadre du Passeport.
AS : Avec la mise en Å“uvre du Passeport biologique, ce type de masquage n’était plus efficace. Voyons la question des réticulocytes et de leur rôle dans ce Passeport.
MA : Je voudrais ici remercier une fois encore Floyd Landis, qui m’a fait comprendre ce que prennent les coureurs professionnels pour se doper et comment ils procèdent. C’est lui qui m’a expliqué qu’ils avaient accès à un analyseur hématologique portable qui les suivait partout et permettait aux coureurs de contrôler en permanence leur taux de réticulocytes. Je me doutais bien qu’il y avait un certain degré d’autocontrôle, mais en réalité, c’était quelque chose qui était déjà dans le peloton depuis plusieurs années ! Au moment où le Passeport est entré en vigueur en 2007-8, on avait déjà une bonne connaissance de la manière dont on pouvait manipuler le taux de réticulocytes.
Pour moi, il faut séparer le masquage en deux volets distincts : un volet « hémoglobine » et un volet « réticulocytes ». Afin de clarifier ces deux termes pour vos lecteurs, disons qu’aujourd’hui, dans l’univers de la lutte antidopage, l’hématocrite a été supplanté par l’hémoglobine parce que cette dernière peut être mesurée de façon plus fiable. L’hémoglobine proprement dite est la protéine que l’on trouve à l’intérieur des globules rouges ; c’est elle qui transporte les molécules d’oxygène, si bien que, tout comme l’hématocrite, le taux d’hémoglobine reflète la quantité de globules rouges dans le sang. Pour expliquer ce que sont les réticulocytes, il faut savoir que lorsque les globules rouges sont produits initialement par la moelle osseuse, ils n’ont pas atteint un stade complètement développé. Pendant les 24 premières heures environ de leur existence, ils portent le nom de « réticulocytes », avant qu’ils n’atteignent le stade de globules rouges « adultes ».
Ces différences sont tout à fait ténues, mais elles sont très importantes pour la lutte contre le dopage parce que le nombre de réticulocytes donne une très bonne image de l’activité médullaire au cours des 24 heures précédentes. Pour simplifier, si l’on stimule la moelle osseuse, le nombre de réticulocytes augmente, et quand l’activité de la moelle osseuse est moindre, le nombre de réticulocytes dans le sang diminue.
L’injection d’EPO va stimuler la moelle osseuse. Par conséquent, un niveau de réticulocytes dans le sang supérieur à la normale est la signature caractéristique de l’usage d’EPO. A contrario, si l’on arrête les injections d’EPO, l’organisme repère qu’il y a trop de globules rouges dans le sang et réagit à cet excédent en stoppant l’activité médullaire, ce qui entraîne une baisse du nombre de réticulocytes. Quand on a compris ce principe, il est assez facile de l’élargir à ce que l’on observe dans les transfusions sanguines. Dans un premier temps, lorsqu’on prélève du sang pour le conserver, l’organisme reconnaît qu’il manque des globules rouges et il stimule la moelle osseuse pour en produire et reconstituer ce qui a été prélevé, avec pour conséquence une augmentation du nombre de réticulocytes. Lorsqu’on transfuse le sang, l’organisme repère l’excédent de globules rouges et met en sommeil l’activité médullaire, ce qui entraîne une diminution du taux de réticulocytes.
Dans la mesure où le Passeport biologique s’intéresse à la fois au taux d’hémoglobine et aux réticulocytes, il devient indispensable de masquer ces deux éléments. Or il faut des stratégies différentes pour les masquer. L’ajout de plasma dans le sang va certes avoir pour effet de dissimuler un excédent de globules rouges, mais cela ne va avoir absolument aucun effet sur les réticulocytes puisqu’ils sont mesurés sous forme de pourcentage, et donc insensibles aux changements de concentration. En réalité, leur niveau est dicté par l’activité médullaire, qui est elle-même pilotée par le taux d’érythropoïétine dans le sang. Quand on prélève du sang, l’organisme réagit en augmentant le taux d’érythropoïétine, ce qui entraîne un pic du nombre de réticulocytes. Quand on transfuse du sang, le taux d’érythropoïétine diminue et, au bout de quelques jours, le nombre de réticulocytes diminue également.
Le laboratoire mobile décrit par Floyd Landis n’est qu’un élément du puzzle. Il ne suffit pas de savoir que le nombre de réticulocytes a diminué de manière suspecte ; il faut être en mesure de le modifier sous peine de se faire épingler dans le cadre du Passeport. Au niveau des globules rouges, c’est le plasma qui permet de déjouer les contrôles ; pour les réticulocytes, la solution consiste en des microdoses d’EPO. Ces injections font l’objet d’un suivi minutieux au niveau du calendrier et du dosage afin de veiller à ce que le niveau de réticulocytes ne soit ni trop haut ni trop bas.
Tout cela peut sembler bien complexe pour le profane ; en réalité, c’est relativement simple pour quelqu’un qui a accès à un analyseur hématologique et qui a la liberté de tester différents microdosages pour acquérir les connaissances lui permettant de mettre en Å“uvre un protocole de masquage. La difficulté consiste à essayer de reproduire le niveau « naturel » d’un coureur : en effet, il est assez facile d’éviter les pics et les creux suspects, mais beaucoup plus complexe de procéder par petites touches pour reproduire le niveau « naturel ».
C’est le talon d’Achille que les experts ont utilisé dans le cadre du contrôle des passeports sanguins. Il existe des signatures flagrantes par lesquelles nous sommes amenés à soupçonner ces régimes de microdosages. Ne me demandez pas d’en dire davantage, parce que je pense qu’un jour ou l’autre ces informations auront une valeur stratégique. D’ici là , nous nous trouvons dans une situation assez frustrante parce que, même lorsque nous découvrons une signature suspecte, il n’est pas facile de convaincre les instances de poursuivre un athlète dont le profil ne présente ni pic ni creux repérable !
AS : Il est intéressant de noter que l’EPO est revenue sur le devant de la scène, mais plutôt comme agent masquant que comme produit dopant.
MA : Pour nous qui sommes impliqués dans la lutte antidopage, il est commode de faire des amalgames et, grosso modo, de dire : « Oui, il y a des transfusions, oui, il y a du microdosage ; oui, c’est la récupération, et non la performance, qui compte. » À mon avis, il est indispensable de temps à autre de prendre du recul et d’admettre qu’il s’agit de généralisations qui peuvent nous servir de pistes plutôt que de faire semblant de savoir précisément ce que font les athlètes et comment ils procèdent !
Il me semble que chaque athlète agit en fonction des options qui s’offrent à lui, de sa volonté de prendre des risques au niveau des contrôles et, bien sûr, des circonstances imprévisibles (perte ou destruction de poches de sang sans possibilité de les remplacer, mélange des doses d’injection ou erreurs portant sur la concentration d’EPO injectée). C’est une illusion de croire que tous ces facteurs peuvent être contrôlés minutieusement et en permanence, surtout quand cet athlète doit agir dans le plus grand secret tout en traversant les frontières, notamment pour disputer des courses à l’échelon international.
J’ai trouvé intéressants les documents de l’affaire Puerto, et notamment les enregistrements de conversations téléphoniques qui montrent que les médecins n’avaient pas accès exactement au produit qu’ils recherchaient et qu’ils étaient obligés de le remplacer par tel ou tel autre. Je sais d’après mes propres recherches qu’il est tout simplement impossible de doser les injections d’EPO avec précision ; donc, l’idée selon laquelle il est possible de contrôler au millimètre les réticulocytes par l’intermédiaire du microdosage n’est pas réaliste. On peut s’en approcher – comme je l’ai dit précédemment, c’est relativement simple – mais on est loin de pouvoir atteindre l’objectif fixé avec une marge d’erreur, disons, de 0,1 %. Mais oui, globalement, alors qu’au début des années 2000, la plupart d’entre nous pensaient que l’EPO était employée pour améliorer les performances, on estime aujourd’hui que c’est un outil de masquage essentiel, alors que ce sont les transfusions qui constituent le « moteur » de l’amélioration des performances.
L’affaire Contador et la théorie de la transfusion
AS : Bon. Maintenant, nous en savons beaucoup plus sur le dopage sanguin. Même si le cas Contador portait spécifiquement sur le clenbutérol, vous avez été cité comme expert-témoin de l’AMA parce qu’il y avait une théorie en vigueur selon laquelle le clenbutérol s’était retrouvé dans son organisme du fait du dopage sanguin. Est-ce exact ?
MA : Selon la manière dont on choisit d’étudier le cas Contador, il s’agit soit d’un cas on ne peut plus simple à résoudre soit d’une situation impossible à démêler. En toute honnêteté, j’hésite parfois moi-même entre ces deux extrémités. Au final, la présence de clenbutérol avait bel et bien été établie mais on ne pouvait déterminer de quelle manière il s’était retrouvé dans son organisme. Dans cette optique, il semble tout à fait naturel que cela débouche sur une suspension de deux ans.
Selon moi, c’est l’importance du débat public qui a jeté le trouble dans les esprits. De surcroît, Contador a bien plaidé sa cause auprès de l’opinion publique en laissant entendre que, sauf dans le cas où l’AMA parviendrait à établir comment le clenbutérol s’était retrouvé dans son organisme, la seule situation raisonnable était d’accepter ses dires selon lesquels la présence de la molécule était due à un steak. Ce qui me gêne dans ce débat, c’est que je me demande pourquoi Contador devrait être traité différemment d’un autre athlète. Comme l’indique de manière succincte le paragraphe 265 de la décision, c’est à l’athlète d’établir la manière dont la substance interdite se retrouve dans son organisme, et non l’inverse. À mon avis, le nombre de courses que vous avez remportées ou le fait que le Premier ministre vous soutienne ou pas n’a rien à voir avec la manière dont est jugée votre affaire.
Lors de la première audience, en Espagne, la commission de la RFEC (Fédération espagnole de cyclisme) n’a eu en sa possession que les éléments fournis par Contador, selon lesquels le clenbutérol venait d’un steak ; aucune autre possibilité n’a été mise en avant. La commission a conclu selon les preuves qui lui étaient données et a déclaré que le clenbutérol provenait d’un steak. Quand l’UCI et l’AMA ont fait appel de cette décision, elles ont mis en avant le fait qu’il était possible que le clenbutérol ne vienne pas d’un steak, mais, notamment, d’une transfusion ou d’un complément alimentaire contaminé. D’après ce que je sais, la commission du TAS devait trancher pour savoir si les preuves avancées montraient que le clenbutérol provenait bien d’un steak, à l’exclusion de toute autre possibilité. Dans le cadre de cette audience, mon rôle était d’aider la commission à évaluer si une transfusion aurait pu avoir lieu sur la base des preuves disponibles. Des experts de l’AMA assistaient à cette audience afin d’aider la commission à comprendre si les concentrations de clenbutérol découvertes dans l’urine de Contador pouvaient s’expliquer par une transfusion.
On pourrait penser qu’il s’agit du même argument avancé en double, mais, en réalité, il existe une différence essentielle. Les deux étapes seraient en effet nécessaires pour expliquer les concentrations de clenbutérol qui avaient été découvertes. Chaque argument a été pris en compte de manière distincte ; pour ma part, j’étais chargé d’aider la commission à évaluer le premier, et non le deuxième argument, et vice versa pour les experts de l’AMA. Dès lors, il n’est guère surprenant que les avocats de Contador aient cherché à réfuter chacun de ces arguments de manière distincte et, dans chaque cas, ils ont avancé différents arguments.
AS : Vous avez donc été appelé pour évaluer le profil du passeport biologique de Contador. Comment avez-vous pu déterminer ses valeurs « normales », compte tenu du fait qu’il était soupçonné de dopage sanguin ?
MA : Tout d’abord, je dois lever un malentendu. Lorsque vous dites que j’étais là pour évaluer son profil, il faut préciser qu’il ne s’agissait pas d’un cas lié au Passeport biologique. Je sais que cette confusion vient du fait que la commission fait usage de l’abréviation « ABP » (Passeport biologique de l’athlète) qu’elle applique sans distinction aux véritables données du Passeport biologique de l’athlète (qui est l’usage correct de l’abréviation « ABP ») comme aux données sanguines en général. J’étais là pour évaluer ses résultats hématologiques. Un point, c’est tout. Que ces données soient issues de son profil sur son passeport ou d’ailleurs, cela n’était pas pertinent dans la mesure où les données étaient fiables. Comme on peut le lire au paragraphe 351, qui décrit les données hématologiques sur lesquelles j’ai fondé mon opinion, j’ai intégré des données remontant à 2005, soit avant la création du Passeport biologique de l’athlète par l’AMA.
Contador avait déjà demandé à l’UCI une dispense pour hématocrite élevé et, en 2006, il avait passé plusieurs jours au laboratoire antidopage de Lausanne, lequel avait effectué un certain nombre de tests sanguins très soigneusement contrôlés. Évidemment, ces données étaient considérées comme tout à fait fiables puisque Contador avait obtenu une dispense fondée sur la validité de ces données. Partant de là , il allait être très difficile pour lui de revenir en arrière et de laisser entendre que ces données n’étaient pas fiables. Je m’en suis servi pour déterminer de manière qui me semblait juste ses valeurs naturelles en matière d’hémoglobine et de réticulocytes.
AS : En vous appuyant sur ces données de référence, qu’avez-vous pu établir à propos des données issues des contrôles subis par Contador lors du Tour 2010 ?
MA : Ses données pour le Tour 2010 ont effectivement retenu mon attention. Comme l’indique la décision de la commission, mon témoignage a consisté à dire que ses réticulocytes étaient supérieurs à ce que j’avais pensé, pas seulement en tant que résultat pur et simple, mais parce que tous les résultats constatés pendant toute la durée de l’épreuve étaient égaux ou supérieurs aux résultats soigneusement recueillis au laboratoire de Lausanne en 2006.
Dans un premier temps, j’ai pensé que cela pouvait être dû à l’analyseur hématologique employé pendant le Tour de France 2010. Si l’analyseur avait donné des résultats légèrement élevés, cela aurait pu expliquer des valeurs supérieures à ce que j’avais prévu. J’ai donc vérifié en recoupant avec les résultats d’autres coureurs et je me suis rendu compte que ce n’était pas imputable à la machine.
Par la suite, je me suis dit que peut-être cette signature était caractéristique de la manière dont l’organisme de Contador réagissait en compétition dans le contexte d’une grande course par étapes. Là encore, j’ai eu la possibilité de recouper avec les autres résultats recueillis lors d’autres victoires dans d’autres grands Tours, mais cela n’expliquait pas non plus les valeurs du Tour 2010. En réalité, ses résultats pour le Tour 2010 étaient plus élevés que tous les autres résultats recueillis lors de toutes ses grandes victoires précédentes.
La conclusion inévitable était donc la suivante : ses niveaux de réticulocytes étaient inhabituels chez lui. En fait, ni son propre expert ni moi-même n’avons pu imaginer une circonstance d’origine naturelle capable d’expliquer le nombre élevé de réticulocytes enregistré pendant le Tour 2010. J’ai donc été surpris de découvrir le paragraphe 359 de la décision, qui fait uniquement référence à des avis écrits ayant précédé la possibilité qui m’était offerte d’évoquer ces questions avec l’expert de Contador. Cela étant, il est quelque chose que ce paragraphe ne met pas en avant – ce que le procès-verbal du tribunal peut établir – à savoir qu’au cours même de l’audition, j’ai catégoriquement demandé à l’expert de Contador s’il avait une explication naturelle du taux de réticulocytes atteint par Contador pendant le Tour 2010, et il m’a répondu que non. Nous sommes également tombés d’accord sur le fait que certaines formes de dopage, et notamment un régime de microdoses d’EPO, pouvaient entraîner un taux de réticulocytes plus élevé que prévu.
Lors de l’audience, j’ai aidé la commission à déterminer en toute objectivité que les valeurs de Contador au niveau des réticulocytes étaient inhabituels sur le Tour 2010, ce à quoi il est fait référence au paragraphe 368. J’ai présenté un calcul de probabilités qui remplaçait mon opinion subjective par des modèles mathématiques. Les calculs ont mis en évidence que la probabilité selon laquelle les quatre résultats les plus élevés de Contador se produisent dans une seule et même course était inférieure à 1 sur 7 000. Malgré cela, la commission a conclu que ces calculs de probabilités, qui avaient été visés par deux collègues titulaires d’une thèse en statistiques, ne constituaient pas une méthode suffisamment fiable pour établir des incohérences.
Comme je l’ai expliqué tout à l’heure, je considère que l’hémoglobine et les réticulocytes sont des éléments distincts et lorsque j’ai examiné les valeurs d’hémoglobine de Contador pendant le Tour 2010, j’ai trouvé que ses résultats étaient plus ou moins semblables à ce que j’aurais pu prévoir. Malgré tout, étant donné que j’avais déjà en mains ses données après d’autres victoires majeures, j’ai poursuivi mon enquête et j’ai comparé ses résultats d’hémoglobine pour 2010 avec ceux de ces autres courses. Ce qui m’a intrigué, c’est que je n’ai pas pu trouver de cohérence entre les différentes courses. En règle générale, on peut s’attendre à ce que le même coureur réagisse de la même façon à chaque course. On assiste en effet à une dilution de l’hémoglobine car l’impact cumulé de la répétition des jours de course lors d’une course par étapes entraîne un apport d’eau dans le système sanguin. J’aurais été rassuré de trouver la même signature caractéristique chez Contador au cours de chacune de ses victoires, mais cela n’a pas été le cas.
AS : Partant de là , avez-vous pu mettre en avant une théorie faisant appel à des transfusions ?
MA : L’équipe juridique de l’AMA m’avait demandé, en qualité d’expert, d’aider la commission à évaluer l’éventualité d’un recours par Contador à des transfusions sanguines lors du Tour 2010. De toute évidence, l’idée était de voir si une transfusion pouvait déboucher sur la présence de clenbutérol dans son échantillon urinaire. À mon avis, il existait trois éléments de preuve distincts que la théorie devait prendre en compte. Premièrement, un pic important de résidus de plastifiant avait été découvert dans son échantillon d’urine le mardi soir ; or, ces résidus de plastifiant n’existaient pas le lundi. Deuxièmement, du clenbutérol avait été décelé dans son urine le soir du mercredi (journée de repos). Troisièmement, les résultats concernant les réticulocytes lors de ce Tour 2010 étaient exceptionnellement élevés.
Comme je l’ai indiqué dans l’avis que j’ai formulé auprès de la commission du TAS, qui est résumé au paragraphe 336 de la décision, ces éléments corroborent la thèse d’une transfusion sanguine entre le lundi et le mardi soir, l’injection de plasma contaminé par du clenbutérol le mercredi, dans un souci de masquer l’excédent de globules rouges pour le contrôle du Passeport biologique qui a eu lieu ce matin-là , le tout accompagné d’une stratégie de masquage par microdosage afin de dissimuler la suppression des réticulocytes qui trahirait, en l’absence de cette précaution, le recours à une transfusion sanguine. Comme je l’ai expliqué auparavant, mon rôle ne consistait pas à établir si, oui ou non, Contador avait eu recours à une transfusion sanguine, mais à expliquer à la commission si, à mon avis, il était possible qu’une transfusion ait eu lieu.
Je suis bien conscient que les lecteurs peuvent penser que c’est là jouer sur les mots, dans la mesure où l’un ne vas pas sans l’autre. Pourtant, il ne faut pas oublier que l’appel de l’AMA portait sur la première décision de la Fédération espagnole de cyclisme d’exonérer Contador de la présence de clenbutérol ; c’est pourquoi l’appel du TAS ne portait que sur la manière dont le clenbutérol s’était retrouvé dans son urine. L’appel ne portait pas sur une mise en accusation de Contador pour dopage sanguin et, de fait, les règles du TAS empêchaient spécifiquement l’AMA de poursuivre ce chef d’accusation, étant donné que ce n’était pas le fond de l’affaire en premier lieu. On pourrait expliquer la situation de la manière suivante : on peut uniquement faire appel de la décision initiale devant le TAS, mais on ne peut pas se servir de l’audience du TAS pour imposer une suspension distincte.
J’ai lu avec intérêt le paragraphe 453 de la décision, dans lequel la commission note que ni l’UCI ni l’AMA n’étaient apparemment suffisamment sûres d’elles pour porter une accusation de dopage fondée sur une suspicion de transfusion sanguine. Ce qui m’a surpris, c’est de constater que la note de la commission ne précisait pas qu’une analyse mettant en évidence la présence de clenbutérol faisait automatiquement apparaître une violation du règlement antidopage. Les pics de phtalate et les données hématologiques qui ont par la suite fondé la théorie de la transfusion pour l’AMA n’ont été connus qu’a posteriori et n’auraient pu être prévus le 24 août 2010, date à laquelle l’UCI a informé Contador de la présence de clenbutérol. Je ne suis pas un expert pour ce qui touche au Code de l’AMA, mais il me semble qu’une fois entamée la procédure liée au clenbutérol, il n’était pas possible à l’UCI et à l’AMA de revenir sur la découverte d’une substance interdite et d’entamer une procédure pour manquement au règlement sur les transfusions sanguines. Pour moi, dans ces circonstances, le fait de ne pas poursuivre un manquement à la règle interdisant les transfusions ne préjuge absolument en rien de la validité de cette théorie.
AS : Donc, pour résumer, des globules rouges ont été transfusés le lundi ou le mardi. C’est à ce moment-là que des plastifiants ont été introduits dans le système sanguin de Contador. Le plasma, conservé dans une poche sans plastifiant, a été transfusé un peu plus tard pour masquer la première transfusion et c’est à ce moment-là que le clenbutérol est entré dans son organisme. Ses valeurs hématologiques indiquent qu’il était soumis à un régime de dopage sanguin et de masquage. Ce laps de temps d’une journée pouvait-il être invoqué par les avocats de Contador pour éveiller des doutes ? Était-ce ce biais qui leur permettait de tirer profit du fait que l’AMA utilisait deux arguments distincts pour avancer la théorie de la transfusion ?
MA : Tout d’abord, permettez-moi de préciser à nouveau que je n’ai pas dit que Contador s’était dopé au moyen d’une transfusion sanguine. J’ai dit qu’il était possible qu’il ait agi de la sorte et j’ai présenté à la commission un scénario cohérent et plausible en ce sens au vu des éléments disponibles. Tout cela vient du fait qu’il s’agissait d’un appel de la décision de la Fédération espagnole de cyclisme qui avait blanchi Contador de la présence de clenbutérol ; il ne s’agissait pas d’une audition destinée à le sanctionner pour transfusion sanguine.
Ceci dit, oui, votre résumé est une présentation exacte du scénario que j’ai présenté à la commission.
Il ne faut pas perdre de vue le fait que Contador ne disposait pas de la preuve nécessaire lui permettant d’établir l’origine du clenbutérol ; dès lors, en l’absence de preuve, son argument de repli consistait à dire que c’était sans aucun doute dû à un steak, dans la mesure où il n’y avait pas d’autre possibilité. Dans cette optique, il était obligé de réfuter la possibilité d’une transfusion, car, sinon, son argumentation s’effondrait.
Le cÅ“ur de sa réfutation tient dans ce laps de laps d’une journée entre la première apparition des plastifiants et celle du clenbutérol. Son argumentation est la suivante : si, dit-il, une transfusion de plasma avait eu lieu le mercredi, elle aurait provoqué un second pic de plastifiants. Le paragraphe 399 reprend la défense de Contador, et notamment de son expert, qui a déclaré que les métabolites de DEHP auraient dû être décelables en même temps que le clenbutérol. Comme je l’ai dit tout à l’heure, c’est purement et simplement un non-sens, étant donné que le plasma est conservé de préférence dans des poches dépourvues de DEHP et que, dès lors, aucun plastifiant n’aurait pu être introduit par le biais du plasma conservé dans ce type de poche. Il suffit de lancer une recherche dans Wikipédia en saisissant « sans DEHP » dans la zone de recherche pour se rendre compte que non seulement les alternatives sans DEHP existent, mais que, depuis une dizaine d’années, la FDA recommande aux États-Unis l’utilisation d’alternatives sans DEHP dans les dispositifs médicaux.
Michael Ashenden interdit de témoignage
AS : S’agit-il d’une partie des points sur lesquels on vous a empêché de témoigner et, d’autre part, ces informations étaient-elles essentielles pour permettre à la commission d’arbitrage de formuler sa décision finale ?
MA : Je vous renvoie aux paragraphes 147 et 148 de l’arrêt du TAS, qui reprennent l’opinion de l’UCI et de l’AMA concernant la manière dont a été menée l’audience.
On m’a notamment empêché de témoigner sur la question des poches sans DEHP. C’était une situation vraiment bizarre, étant donné qu’il s’agissait d’une question extrêmement facile à résoudre une fois pour toutes et sans le moindre doute possible en trente secondes. Malgré tout, les arguments destinés à m’empêcher de confirmer que les poches dépourvues de DEHP existaient bel et bien ont pris des heures. Je suis conscient que ces audiences d’arbitrage doivent être menées en conformité avec les règlements, mais cela n’enlève pas le sentiment de frustration que j’ai ressenti quand le président m’a catégoriquement intimé l’ordre de ne pas répondre à cette question et qu’il l’a posée à la personne assise juste à mes côtés… qui ne connaissait pas la réponse.
En fin de compte, la conclusion à laquelle est parvenue la commission figure dans le paragraphe 409 – la commission a pris en compte les preuves et les arguments présentés par les parties, mais, étant donné que je n’avais pas pu présenter des preuves formelles de l’existence de poches sans DEHP, la commission a dû se fier aux réponses apportées par les experts de Contador.
De même, on m’a empêché de m’exprimer sur la question du volume de plasma nécessaire pour un masquage efficace des niveaux d’hémoglobine. On a effectué des calculs pour connaître le volume de plasma qu’il aurait fallu transfuser pour aboutir à la quantité de clenbutérol découverte dans l’urine de Contador. L’expert de Contador s’est interrogé sur les risques que ferait courir la transfusion d’un tel volume chez l’homme, ce qui, par voie de conséquence, jette le discrédit sur ma théorie de la transfusion. L’expert avait entièrement tort, mais je n’ai pas été autorisé à signaler ce point à la commission, étant donné que je ne l’avais pas mentionné dans le cadre de mon compte rendu écrit. Autrement dit, parce que je n’avais pas su six mois plus tôt – au moment où j’avais rédigé mon compte rendu – que cet expert allait soulever ce point fallacieux lors de l’audience, je n’étais pas autorisé à expliquer à la commission qu’il s’agissait d’une preuve erronée.
AS : Vous a-t-on expliqué pourquoi vous aviez été réduit au silence lors des auditions contradictoires ? Y voyez-vous un exemple flagrant d’impartialité, et est-ce que c’est Efraim Barak qui vous a empêché de témoigner ?
MA : Soyons clair, je ne prétends pas qu’il y ait eu impartialité, quelle que soit mon opinion sur la manière dont a été menée l’affaire. Au bout du compte, celui qui m’a empêché de témoigner sur ces différents points est bel et bien Alberto Contador, puisque ce sont ses avocats qui ont soulevé cette objection. On peut comprendre que ces derniers aient été prêts à tout pour permettre à leur client de s’en sortir, même s’il fallait passer par une question de procédure pour combattre la mise en évidence de preuves essentielles. Pour autant, j’ai été surpris que la Fédération espagnole de cyclisme accepte que l’on m’interdise de répondre à une question qui aurait permis de clarifier si, oui ou non, Contador avait pu avoir recours à une transfusion.
Lors de l’audience de novembre, cette objection a été fondée sur le fait que je n’avais pas abordé les points concernés lorsque j’avais transmis mon opinion écrite au mois d’avril précédent. Les avocats de Contador ont soulevé l’argument selon lequel j’avais eu la possibilité d’apporter des remarques concernant les poches sans DEHP quand l’AMA a déposé une seconde demande écrite peu de temps avant l’audience, en soutenant que, faute d’avoir saisi cette occasion, je devais être interdit de témoignage sur ce point lors de l’audience.
Ce qui m’a intrigué, et, j’ajoute, ce qui a intrigué les avocats de l’AMA, à propos de cet argument, vient du fait que les deux parties avaient décidé d’un commun accord que la communication de l’AMA fournie juste avant l’audience ne devait traiter que de la pharmacocinétique du clenbutérol et de rien d’autre. Comme on peut le lire au paragraphe 133 de la décision, je n’avais rien à voir avec cette communication supplémentaire et je ne jouais aucun rôle dans sa préparation. Pour simplifier, disons que si j’avais transmis un avis sur les poches sans DEHP au cours de la seconde communication écrite, j’aurais enfreint l’accord conclu entre les parties, qui limitait strictement la portée de cette communication. Bref, j’étais en tort si j’avais donné mon avis, et en tort si je ne l’avais pas donné…
Dès lors, le rôle d’Efraim Barak dans tout cela consistait à se prononcer sur l’objection de Contador. Certes, il était président, mais il faut également faire remarquer qu’il n’était que l’une des trois voix de la commission. Finalement, cette dernière a soutenu l’objection de Contador et, à partir de là , il revenait au président, qui contrôlait les débats au cours de l’audience proprement dite, de faire respecter cette décision. C’est pourquoi c’est lui qui m’a donné l’ordre de ne pas répondre à la question posée.
AS : En vous réduisant au silence, la commission pouvait-elle alors avancer la thèse du complément alimentaire ?
MA : Je ne crois pas qu’un élément ait suivi l’autre comme vous semblez le suggérer. J’ai estimé que l’objection de Contador n’était ni plus ni moins qu’une stratégie sur le plan légal. Elle a eu pour conséquence d’empêcher l’examen attentif du principal argument réfutant la transfusion. Aujourd’hui, j’ai des objections morales quant à la manière dont se sont déroulés les événements et, compte tenu de la volonté de l’AMA d’envisager un appel auprès des tribunaux suisses, il semble y avoir également des objectifs juridiques, mais il ne me semble pas que l’on puisse parler pour autant d’un boulevard dans lequel les avocats se seraient engouffrés pour défendre la thèse du complément alimentaire.
Depuis l’annonce de la décision, j’ai parcouru la presse et j’ai noté que Contador s’était fait l’écho de cette décision de la commission pour rassurer le public et faire admettre l’idée qu’il ne s’était pas volontairement dopé. (Note de la rédaction : Contador vient une fois encore aujourd’hui de défendre ce point de vue). Avant l’annonce de la décision, il avait déclaré que cette contamination par un complément alimentaire était une hypothèse ridicule. Je ne peux m’empêcher d’évoquer le paragraphe 467 de la décision qui indique que le témoignage de Contador stipule qu’il n’a consommé de compléments alimentaires ni le mardi ni le mercredi. Donc, si l’on s’en tient au témoignage qu’il a fait sous serment, il était impossible que le clenbutérol soit issu d’un complément alimentaire.
Dès lors, il me semble que, pour que la conclusion de la commission soit correcte, il faut qu’il n’ait pas dit la vérité concernant le complément alimentaire, ce qui introduit un ensemble totalement nouveau de contradictions, qui, pour moi, rend improbable un mensonge de Contador. Il faut se demander, comme l’ont fait ses avocats dans leurs plaidoyers, comment il aurait pu savoir de quel complément alimentaire il ne devait pas parler. En effet, les fabricants n’étiquettent pas leurs produits en disant qu’ils sont contaminés, donc, je ne vois vraiment pas comment il aurait pu savoir à quel produit il aurait pu faire porter le chapeau. Il y a quelque chose qui cloche…
À mon avis, soit la conclusion de la commission selon laquelle la contamination provenait d’un complément alimentaire était erronée, soit Contador n’avait pas dit la vérité lors de l’audience. Dans un cas comme dans l’autre, j’ai bien l’impression que c’est quelque chose dont Contador n’aurait pas voulu se vanter auprès du public.
AS : Finalement, Contador a été suspendu pour deux ans, mais pas pour dopage sanguin. La décision a laissé la porte ouverte à la thèse du complément alimentaire contaminé dont il aurait été victime. Vous travaillez dans la lutte contre le dopage. Quelles répercussions aurait eu le fait de condamner la plus grande star du cyclisme pour dopage sanguin ? Pour le cyclisme, quelles auraient été les conséquences possibles d’une mise en évidence de ces pratiques ?
MA : C’est une question qui comporte plusieurs volets… Tout d’abord, je dois une fois encore revenir sur ce que je disais précédemment, à savoir que cette audience n’avait pas pour but de l’accuser d’avoir pratiqué une transfusion. À partir de là , et indépendamment de la conclusion de l’enquête, il n’aurait pas été convaincu de dopage sanguin. Ceci dit, le verdict a posé qu’il était hautement improbable que Contador ait effectué une transfusion, et, de toute évidence, c’est la conclusion que le public retiendra.
Pour autant, je doute beaucoup aujourd’hui de la capacité des arbitrages à faire jaillir la vérité. Le grand public et les médias semblent traiter cette procédure avec le même respect que l’appel d’un délinquant devant un jury. Or, ce n’est pas du tout le cas. En règle générale, les jurys du TAS sont composés d’avocats et non de magistrats. En règle générale, et d’après ce que j’en sais, ces juristes font un excellent travail car ils traitent d’éléments scientifiques extrêmement complexes. Je suis toujours surpris de leur capacité à absorber un énorme volume d’informations, mais je ne suis pas du tout d’accord avec le sentiment général qui laisse entendre qu’un arbitrage fait nécessairement jaillir la vérité. En réalité, les jurys prennent des décisions en fonction des preuves qu’ils ont sous les yeux ; or, ces preuves sont soumises au droit, ce qui peut entraîner toutes sortes d’anomalies qu’un profane comme moi trouvent étonnantes, pour ne pas dire déstabilisantes.
Même le verdict semble adopter cette même voie : le paragraphe 487 indique clairement que la conclusion de la commission ne veut pas dire qu’elle ait été absolument convaincue qu’un complément alimentaire contaminé avait effectivement été consommé. Il me semble qu’il est plus juste de conclure que les commissions d’arbitrage arrêtent leurs décisions en fonction des preuves plutôt qu’elles ne recherchent la vérité. C’est en fonction des preuves qui lui ont été présentées en novembre que le TAS a conclu qu’il était peu probable qu’une transfusion ait eu lieu.
Pour répondre à la seconde partie de votre question, je ne vois absolument aucune différence entre la sanction appliquée à un coureur de second rang et celle appliquée à un vainqueur de plusieurs grand Tours, exception faite de la publicité autour de ces deux cas. J’estime que la publicité autour des cas de dopage est une composante essentielle – pas uniquement pour que le public voie qu’il faut se montrer vigilant en permanence, mais aussi pour que le sport cycliste lui-même reste sur le qui-vive. Le pire serait de voir le dopage disparaître des écrans radar, ce qui autoriserait les différents sports à adopter un comportement laxiste, à relâcher leurs efforts en matière de lutte antidopage, ce qui, en contrepartie, permettrait aux tricheurs un accès quasi libre au dopage. Le cas Contador s’est trouvé sous les projecteurs des médias et le fait qu’il ait été condamné ou pas est devenu secondaire par rapport à la publicité qui en était faite et, de ce fait, la décision proprement dite a eu moins de poids qu’elle n’en aurait eu normalement.
Quant à la dénonciation des pratiques dopantes, je ne pense pas qu’un seul de vos lecteurs doute un seul instant de l’existence des transfusions sanguines dans le cyclisme professionnel. Les faits sont têtus et au lieu d’accepter aveuglément les explications d’un athlète, voire les verdicts du TAS, j’ose espérer que les médias et le public resteront vigilants et feront même à l’avenir preuve d’un certain cynisme de bon aloi qui leur permettra de décider par eux-mêmes si les explications qui leur sont données sont plausibles.
Michael Ashenden quitte le Programme de passeport biologique
AS : Je me suis laissé dire que vous ne ferez plus partie de la commission pour le programme de Passeport biologique. Pouvez-vous nous expliquer les motifs de votre démission ?
MA : C’est exact. Je ne serai plus expert au sein de l’APMU (Athlete Passport Management Unit) de Lausanne. J’ai malgré tout l’intention de rester membre de la commission d’experts de l’AMA. Dan Eichner, au laboratoire de Salt Lake City, a également mis en place sa propre APMU avec un jury d’experts de premier plan et j’ai accepté sa proposition de faire partie de ce jury. J’espère beaucoup que cette instance pourra se développer et prendre toute sa place à l’avenir.
Depuis début 2012, Lausanne s’occupe de la gestion du programme de passeport biologique pour le cyclisme ; autrement dit, je n’interpréterai plus les profils sanguins des coureurs. Le motif de ma démission tient en une question de liberté de parole.
Dans le contrat, Lausanne a en effet introduit une clause de confidentialité supplémentaire qui interdit à un expert de faire une remarque en public ou de donner son sentiment personnel sur un aspect quelconque de son rôle d’expert au sein du jury. Pas seulement sur le vif, mais également pendant les huit années qui suivent le moment où cet expert quitte le jury. C’est à mon avis une clause abusive. Il est possible qu’un employeur contraigne un salarié à signer une telle clause, mais, en ce qui nous concerne, nous ne sommes pas, en tant qu’experts, salariés de l’APMU et, en réalité, le contrat stipule que nous devons à tout moment faire preuve de la plus grande vigilance afin ne pas devenir dépendants de l’APMU. Autrement dit, l’indépendance est considérée comme un élément absolument essentiel. Cela revient pour l’APMU à museler la liberté de parole d’une personne qui est complètement indépendante d’elle, de son propre aveu. En ce qui me concerne, je refuse d’entrer dans ce jeu-là .
Bien entendu, je suis tout à fait prêt à signer des clauses de confidentialité m’empêchant de divulguer des informations dont j’aurais connaissance dans le cadre de mon activité d’expert, ce qui, d’ailleurs, est précisément la clause et le contrat que j’ai signés lorsque j’ai rejoint le jury d’experts de l’AMA. Cela étant, je ne veux pas aller plus loin et autoriser l’APMU à censurer ma liberté d’expression sur des questions non confidentielles.
À mon avis, cette clause n’a qu’un seul objectif, à savoir empêcher les experts que nous sommes de donner des interviews à la presse. Il me semble qu’il est important de faire preuve de transparence et de responsabilité à tous les niveaux du sport et de la lutte contre le dopage. Aussi ténu que soit leur rôle, les experts constituent une entité indépendante au sein du programme de passeport biologique, ce qui leur permet de jouer un rôle d’avertisseur et d’éclaireur. Comme je l’ai dit précédemment, j’estime que le rôle des médias est primordial pour assurer la vigilance en matière de lutte contre le dopage. Si les médias n’ont pas accès aux interviews des experts, ce filon d’information va se tarir avant de disparaître totalement. Les experts ont une bonne compréhension du Passeport biologique, ils connaissent son fonctionnement ainsi que ses points forts et ses faiblesses. Notre opinion et les informations que nous pouvons fournir à la presse sont essentielles. Je n’admets pas que ce rôle soit dénigré et c’est la raison pour laquelle j’ai décliné la proposition de Lausanne de faire partie de son jury d’experts.
J’ai essayé dans un premier temps de rechercher un compromis avec Lausanne, en vain. Bien entendu, j’ai été déçu, mais j’estime inconcevable qu’une instance chargée de la lutte contre le dopage cherche à imposer l’omerta sur les experts. Surtout en ce qui concerne le cyclisme, parce que nous avons lutté pendant des années pour briser cette omerta du côté des coureurs en leur demandant de dénoncer ceux qui trichaient. Malgré tout, Lausanne renforce cette omerta et empêche ses experts de parler librement, non seulement dans le cadre d’un code de bonne conduite, mais également par le biais d’un contrat en bonne et due forme.
Je regrette que cela ait pour conséquence de m’éloigner du cyclisme. Je suis engagé dans ce programme depuis le premier jour où Anne Gripper m’a demandé d’y participer. L’UCI s’est sans nul doute engagée sur une nouvelle voie et, dans le même temps, il reste un long chemin à parcourir. Malgré tout, je souhaite vivre selon mes principes et j’entends bien continuer ainsi aujourd’hui comme demain.
(Traduction française : Régis CROENNE)
L’auteur de la traduction française ne saurait être tenu responsable en cas d’erreur ou d’omission. En cas de litige, seul le texte original anglais fait foi.
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