Landis/Kimmage French Translation

La Transcription

We are grateful to Régis Croenne, a reader who took it upon himself to translate this. As was the case with the English original, all sites are welcome to take this text and publish it. Thanks, Régis!

En 2010, Paul Kimmage a interviewé Floyd Landis, quelques jours avant la fête de Thanksgiving [jeudi 25 novembre 2010 (NdT)]. Leur conversation, qui a duré sept heures, a été en partie rapportée dans l’article de Paul Kimmage du Sunday Times publié hier [dimanche 30 janvier 2010] et destiné au grand public. Paul Kimmage a cependant eu le sentiment que le point de vue détaillé de Floyd Landis sur le cyclisme devait être diffusé et il nous a proposé la transcription de cet entretien. Nous avons bien sûr accepté. La transcription est ici présentée sous la forme souhaitée par Paul Kimmage, sans coupures de notre part. Nous voudrions remercier Paul Kimmage et Floyd Landis pour cette tribune libre et signaler que les opinions avancées n’engagent que leurs auteurs.

L’ÉVANGILE SELON FLOYD.
Entretien avec Floyd Landis, par Paul Kimmage.

En mai dernier, quelques jours après les premières bribes de ses aveux de dopage qui ont fait le tour du monde, j’ai envoyé un courriel à Floyd Landis en lui rappelant quelques notes que j’avais écrites le 13 juillet 2006…

Nous nous sommes rendus en voiture à l’arrivée au sommet du Val d’Aran. De mon observatoire habituel dans la salle de presse, j’ai aperçu trois coureurs – Denis Menchov, Levi Leipheimer et Floyd Landis – qui s’échappaient et se disputaient le sprint. L’un des grands bonheurs lorsqu’on couvre le Tour est d’avoir accès aux coureurs ; je me trouvais si près de Landis, le nouveau leader de la course, que je pouvais presque le toucher. On lui a tendu une bouteille d’eau ; il a dévissé le bouchon, a bu une gorgée et a versé le reste de la bouteille sur sa tête. Il a enlevé son maillot et s’est essuyé le torse, couvert de sueur ; chaque fibre de son corps se contractait. Son directeur sportif américain l’a embrassé, les larmes aux yeux. Cinq caméras de télévision et au moins une centaine de journalistes se bousculaient pour recueillir une déclaration avant qu’il ne soit emmené vers le podium. Je m’intéressais davantage à son comportement qu’à ses propos ; j’ai scruté du regard ses bras et jambes et le haut de ses fesses ; je cherchais des traces de piqûres d’aiguille et d’hématomes, signes indicateurs de celui qui connaît la chanson. J’ai pris mon stylo et griffonné la note suivante sur mon calepin : « Je meurs d’envie d’interviewer Floyd Landis. C’est l’un des athlètes les plus costauds et son histoire est passionnante. Je veux raconter votre histoire au monde entier, Floyd. Mais comment puis-je avoir la certitude que ce que je vois est vrai ? Comment puis-je être sûr que je ne serai pas trahi ? »

Quelques heures plus tard, il m’a envoyé cette réponse…

Voilà, j’ai trahi beaucoup de gens pour des raisons sur lesquelles personne ne pourra mettre de mots. J’espère que ma tentative de libérer ma conscience aura des conséquences positives, mais, même dans le cas contraire, j’aime trop mes parents pour continuer à leur mentir. Et je ne pourrais jamais leur dire la vérité et leur demander de garder le mensonge pour eux. Si tout va bien, nous aurons l’occasion un jour de prendre une bière (on dit que j’aime ça) et d’en parler.

Six mois plus tard, par un bel après-midi ensoleillé de fin novembre, chez lui, dans le massif des San Jacinto Mountains, nous avons pris une bière et nous en avons parlé…

Paul Kimmage : Nous pourrions commencer par évoquer plusieurs moments de votre carrière, mais commençons par le Val d’Aran et ce jour où vous avez endossé votre premier maillot jaune sur le Tour de France. Qu’est-ce que cela signifiait pour vous ?
Floyd Landis : Quand j’ai commencé à disputer des courses de VTT, ce n’était pas quelque chose que je pensais faire un jour, mais il y a eu plusieurs orientations dans ma carrière qui m’ont progressivement fait penser qu’un jour je pourrais courir le Tour de France ; peu à peu, ce rêve est devenu un objectif. En 2006, après avoir vécu de bons moments [en VTT], puis avoir traversé une période difficile dans l’équipe Mercury [1999-2001] et en ayant eu la chance par la suite de décrocher une place dans l’équipe US Postal [2002-2004] avant d’arriver sur le Tour en 2006 avec Phonak, il y avait eu tellement d’occasions où j’avais pensé que ça n’allait pas se concrétiser que lorsque, finalement, je me suis trouvé près du but, je n’ai pas vraiment… je ne devrais pas dire que je n’ai pas apprécié, mais étant donné que la course était loin d’être terminée, j’ai dû rester concentré sur mon objectif. Je n’ai pas eu le temps de prendre du recul et de vraiment me rendre compte de ce qui m’arrivait.

Vous aviez l’air heureux à cette époque-là, non ?
C’est drôle que vous me posiez cette question parce que je ne me la suis jamais posée au cours de ces cinq dernières années, mais… oui, j’étais extrêmement heureux et je me rappelle que ce n’était pas comme ce que j’avais imaginé. J’avais imaginé que ça allait être stressant. Je m’étais dit : « Il va y avoir de la pression et je vais devoir faire face à mes responsabilités, » mais non, ce n’est pas du tout comme ça que j’ai vécu cette période. J’avais observé Lance [Armstrong]. C’était difficile de dire ce qu’il ressentait parce que son visage ne laissait rien transparaître ; en plus, il ne disait pas grand-chose. Je ne savais pas exactement à quoi m’attendre, mais je savais parfaitement que j’avais été aux côtés de quelqu’un qui avait porté le maillot jaune et que j’avais eu beaucoup de chance.

Vous faites référence aux trois Tours que vous avez courus avec Armstrong ?
Oui, j’étais dans une équipe où j’avais vu comment on faisait et… bien sûr, je ne peux pas parler pour d’autres, mais uniquement de mon expérience et de ce que j’avais ressenti ce jour-là, qui contredisait précisément ce qu’on m’avait dit. Ça n’a pas été plus dur, mais plus facile au contraire parce que, tout à coup, je me trouvais dans une situation où je savais que je pouvais y arriver.

C’est intéressant.
C’était ça. Il n’y avait aucun doute dans mon esprit que j’allais gagner. Et c’est un sentiment que j’ai eu jusqu’à la 16e Ã©tape où j’ai eu un jour « sans » [Landis a lâché prise dans la dernière ascension de l’étape qui arrivait à La Toussuire et a concédé huit minutes, abandonnant son maillot jaune à l’espagnol Oscar Pereiro]. À ce moment-là, il s’est écoulé une douzaine d’heures pendant lesquelles j’ai pensé : « Bon, peut-être que je ne vais pas y arriver, » mais, malgré tout, ça ne m’a pas anéanti.

Avez-vous eu le sentiment que vous aviez perdu le Tour après la 16e Ã©tape ?
Je ne peux pas dire avoir eu conscience que c’était perdu, mais j’étais presque sûr que la probabilité de l’emporter était quasi nulle. J’ai pensé que le meilleur scénario était d’attaquer [le lendemain lors de la 17e Ã©tape dont l’arrivée était jugée à Morzine]. J’imaginais que deux ou trois gars allaient m’accompagner et je pensais terminer sur le podium. Mais quand j’ai vu que personne ne m’accompagnait et que je me retrouvais seul avec [une avance de] neuf minutes, j’ai pensé qu’il était impossible qu’ils reviennent. Je ne savais pas si j’allais gagner le Tour mais je savais que j’allais gagner l’étape et… c’est vrai, je suis passé par tous les sentiments pendant cette étape.

Ce que vous avez fait ce jour-là m’a vraiment bluffé.
Sur la 17e Ã©tape ?

Oui, ce que vous avez fait ce jour-là. Quand vous avez perdu le maillot jaune lors de la 16e Ã©tape, je me suis dit : « C’est super. C’est le signe qu’on se dope moins sur le Tour puisque le maillot jaune peut avoir un jour sans ». C’est vrai, c’était quelque chose qu’on n’avait pas vu depuis plusieurs années.
Oui, je me souviens que c’est ce qu’ont dit certaines personnes.

Puis je vous vois gagner le lendemain et…
La situation s’est aggravée durant la nuit ! (Rires)

Exactement.
Je n’y avais pas pensé de cette façon mais… je me rappelle que le lendemain, en lisant certains commentaires qui n’étaient pas tout à fait des encouragements, je n’ai pas vraiment été touché parce que, lorsqu’on est dans le feu de l’action et que l’on arrive à ce point, on est habitué aux remarques concernant le dopage. Je n’étais pas habitué à être interrogé et accusé directement, mais on sait très bien que c’est un sujet de discussion et ça ne m’a donc pas perturbé. Je me suis simplement dit… bon, on va en parler beaucoup puis on va passer à autre chose.

Étant donné l’histoire du Tour, et le fait qu’un si grand nombre de victoires soient entachées de dopage, ce que vous avez fait lors de la 17e Ã©tape a sans doute été la plus grande chevauchée de tous les temps.
Eh bien, merci. En aucun cas, je ne veux dire que ce que j’ai fait est acceptable parce que c’était ce que tout le monde faisait… cela ne justifie rien, ne résout rien, mais, sachant ce que je savais et connaissant son importance [le problème du dopage], j’étais heureux d’être en tête. C’est pourquoi j’avais le même sentiment « normal » que tout un chacun puisque, dans mon esprit, c’était mérité. Je n’ai jamais dit ça auparavant parce que personne ne m’a posé la question, mais si je n’avais pas eu de bonnes raisons de penser que Pereiro était également dopé – et, pour le coup, j’en étais absolument certain – j’aurais eu le sentiment de tricher, mais je savais qu’il se dopait, je l’avais vu de mes yeux. [Pereiro avait couru dans la même équipe que Landis un an avant.] Ça a d’ailleurs été beaucoup plus difficile à accepter car tout le monde me montrait du doigt et Pereiro disait que je lui avais volé le podium – c’était vraiment difficile d’accepter ça. Ce que je veux dire, pour que tout le monde comprenne bien, c’est que les points de vue des uns et des autres ne m’ont pas vraiment affecté dans la mesure où ils étaient cohérents, mais c’est l’hypocrisie qui a probablement été la pire des situations auxquelles j’ai été confronté pendant ces quatre dernières années. Ses mensonges ne m’ont pas gêné, mais je ne voulais pas qu’il me montre du doigt en disant que je lui avais volé la victoire. Il n’y avait aucun doute dans mon esprit : ceux que j’avais écartés du podium ne méritaient pas d’y figurer. C’était aussi simple que ça.

Et quand vous comparez ce que vous avez ressenti après cette 17e Ã©tape avec ce que vous avez ressenti au Val d’Aran à l’issue de la 11e Ã©tape, quand vous avez pris le maillot jaune pour la première fois ?
C’était de loin le meilleur moment de ma carrière.

Le meilleur moment ?
Oui, c’était mieux que de me trouver sur le podium à Paris parce que c’était tellement différent de ce que j’avais ressenti la veille, sans compter qu’à Paris, j’étais fatigué et que j’avais accepté le fait que, sauf accident, j’allais gagner. Je savais ce que le public pensait en me voyant – et je ne parle pas de dopage ici, mais seulement du fait que ce n’était pas quelque chose que l’on voit dans une course cycliste, quelle qu’elle soit, et encore moins sur le Tour de France – parce que les gars qui sont forts se retrouvent rarement dans une situation où ils sont si loin au général. Oui, c’était un état que je n’ai jamais retrouvé dans ma vie… pas le bonheur, mais un vrai sentiment de plénitude.

Vous dites « pas le bonheur » ?
Non, je veux dire que… j’étais tout aussi heureux quand je l’ai endossé la première fois [le maillot jaune], mais quand je l’ai endossé la deuxième fois, il y avait un sentiment de plénitude, en plus du sentiment de bonheur. J’avais accompli quelque chose dont les gens ne me croyaient pas capable. Je ne suis pas du genre à me sentir obligé de montrer aux gens qu’ils se sont trompés, mais je n’avais pas aimé lire dans les journaux que je n’avais plus aucune chance. Ça m’a remotivé et mon sentiment s’est modifié, un sentiment de… je ne sais pas, je dirais, de plénitude, et peut-être de fierté. J’ai toujours essayé de séparer mon vécu de coureur cycliste et mon vécu d’être humain. J’ai toujours eu peur – en partie à cause du dopage et de la politique étrange en vigueur dans le sport cycliste – que mes résultats à vélo modifient ce que je suis au plus profond de moi.

Que voulez-vous dire par « j’ai toujours eu peur » ?
J’ai eu peur [que l’opinion que j’avais de moi-même] ne dépende que du cyclisme, étant donné que la tournure prise par ce sport ne me plaisait pas ; je n’ai pas aimé que le cyclisme soit devenu un sport où il fallait faire tout ça ; je n’ai jamais aimé les mauvaises politiques qui étaient mises en Å“uvre ; je n’ai jamais aimé le fait que nous soyons obligés d’avoir recours au dopage. Je ne devrais pas dire que mon objection était d’ordre moral, parce que j’ai accepté cette situation, mais ce n’était pas quelque chose dont j’étais fier. À ce point, c’est seulement devenu un défi Ã  relever : « OK, voyons d’abord si je parviens à atteindre l’objectif que je me suis fixé, mais, en tout état de cause, cela ne va pas changer ce que je suis en mon for intérieur. » C’est cela que je voudrais dire. L’image que j’ai fini par avoir dans la presse ne reflète en rien la manière dont je me vois ni ce que je suis vraiment. Ce que je veux dire, c’est que, si l’on ne m’a jamais rencontré, on ne peut pas se faire une idée, même approximative, de ce que je suis.

Non, c’est quelque chose qui m’a déjà frappé depuis que nous avons commencé cet entretien.
Non, c’est impossible ! Et c’est une situation qui a constamment empiré, au point que j’ai cessé de m’en préoccuper. J’ai cessé de m’en préoccuper non pas parce que je ne disais pas la vérité, mais j’ai cessé de m’en préoccuper parce que je ne pouvais absolument rien y faire. Voilà. Je voudrais que les gens sachent vraiment qui je suis parce que je n’ai jamais voulu blesser qui que ce soit ; je n’ai jamais voulu voler quoi que ce soit à qui que ce soit. Le point de vue du public a changé le jour où les gens ont découvert que je m’étais dopé, mais ils n’ont pas vu les différentes étapes qui m’ont conduit à cette situation ni les petites décisions que j’ai prises en chemin.

Sur la question de votre identité, voici une photographie de vous prise quelques mois avant le Tour de France 2006 (je lui tends la photographie. Il porte un jean, des lunettes de soleil de marque, un blouson de cuir noir et il est assis sur une Harley Davidson.) C’est une photo qui semble renvoyer à une image de la réussite et à quelqu’un qui semble apprécier les sirènes de la renommée.
Oh oui, ça m’a plu. Cela ne faisait pas partie de ce que je voulais en premier lieu –j’aimais disputer des courses de vélo et c’est toujours quelque chose qui me plaît – mais la possibilité s’est présentée et je ne voulais pas la laisser passer. Ce que je veux dire, c’est que les gens vous traitent différemment, vous respectent davantage ; tout devient plus facile. Il y a bien quelques complications, mais ceux qui s’en plaignent essaient sans doute de justifier d’autres comportements… Non, ça m’a plu.

Quel est votre sentiment quand vous regardez cette photographie maintenant ? À quoi pensez-vous quand vous regardez le blouson, la moto et la star ?
(Il réfléchit un instant.) J’étais fier de ce que j’étais à ce moment-là, mais je n’ai jamais été obligé de prendre du recul et de me regarder agir – cela ne veut pas dire que je n’ai pas traité les gens correctement et que je n’ai pas été l’homme que je souhaitais être. Malgré tout, je n’ai jamais été forcé de prendre du recul et d’analyser comment j’y étais arrivé ni où j’en étais. Et autant j’étais fier d’être ce type, autant je suis fier de moi aujourd’hui, pour ne pas faire un usage immodéré de ce mot parce que je ne veux pas avoir l’air arrogant ni donner l’impression que je suis meilleur que les autres, mais j’ai toujours aimé être tel que je suis. Et rétrospectivement, tout bien considéré, toutes les décisions que j’ai prises étaient de petites étapes qui m’ont amené où j’en suis aujourd’hui. Certes, avec les informations dont je disposais, j’ai bien pris quelques risques, mais je pense que la plupart des gens les auraient pris aussi. Je n’irais pas jusqu’à dire que je suis content d’être passé par toutes ces situations, mais je pense m’être bonifié maintenant.

Vous avez dit dans un précédent entretien avec Bonnie Ford d’ESPN que vous ne vous sentiez pas coupable de vous être dopé, ce que je comprends parfaitement étant donné le contexte (vous couriez alors pour Lance Armstrong) et ce que vous aviez vu dans cette équipe de l’US Postal. La question que je poserais est la suivante : « Est-ce que vous regrettez de vous être dopé ? »
Oui, je le regrette et je vais dire pourquoi précisément… Les décisions que j’ai prises, et dont je ne me sens pas nécessairement coupable, ont fini par provoquer beaucoup de désarroi chez les personnes que j’aime – ma famille et mes proches – et je regrette cette partie-là. Mais je ne veux pas aller trop loin dans ce sens, parce que si je n’avais jamais pris ces décisions, selon toute probabilité, je n’aurais jamais remporté le Tour de France. En raison de ma carrière et de l’équipe au sein de laquelle j’ai terminé, je ne serais jamais arrivé où j’en suis arrivé si je n’avais pas été disposé à faire ça [me doper]. Je n’aurais connu aucun des avantages que j’ai pu connaître, ni aucun des inconvénients. Donc, en ce qui me concerne, ça va, je m’en accommode. Mais ces décisions ont touché d’autres personnes et c’est pour cette raison que j’ai des regrets.

D’accord. Permettez-moi de reformuler ma question : si je vous donnais une feuille blanche ? Que feriez-vous si vous aviez la possibilité de recommencer ?
Recommencer ?

Oui.
Toute ma vie ?

Oui.
Hé bien, compte tenu de ce qui s’est produit, je ferais exactement la même chose, mais, après, je dirais tout simplement la vérité.

Lorsque vous avez été contrôlé positif en 2006 ?
Oui.

C’est ce que vous diriez ?
Oui, mais je ferais exactement la même chose. Je ne changerais absolument rien. Je n’aurais pas voulu passer à côté de tout ça.

OK, reprenons au début. Vous êtes le deuxième de six enfants – quatre filles, deux garçons – nés de vos parents, Paul et Arlene. Et vous avez été élevé dans le comté de Lancaster, en Pennsylvanie, selon les traditions de la confession mennonite ?
Oui.

Pouvez-vous me parler de vos frères et sÅ“urs ?
Leurs vies ressemblent beaucoup à la manière dont nous avons grandi et à la manière dont mes parents vivent aujourd’hui. Ma sÅ“ur aînée a des enfants ; elle reste à la maison et s’occupe d’eux. Mon frère a une petite entreprise d’aménagement paysager. Deux de mes sÅ“urs sont célibataires et vivent toujours chez mes parents.

Ils vivent toujours dans le comté de Lancaster ?
Oui.

Y a-t-il eu des divorces parmi eux ? Les mennonites peuvent-ils divorcer ?
Non, on ne divorce pas.

Sont-ils heureux ?
Ils pensent être heureux, oui.

Mais s’ils pensent être heureux, c’est sûrement qu’ils le sont, non ?
Oui… enfin, pas toujours.

Que voulez-vous dire ?
Hé bien, il existe différentes manières d’être heureux. Il y a les produits chimiques dans le cerveau qui vous rendent heureux quand vous êtes en tête du Tour de France et il y a…

Désolé de vous interrompre, mais sont-ils satisfaits de leur vie ?
Oui, ils sont satisfaits.

Il y a beaucoup à dire sur le sentiment de satisfaction ici-bas, c’est ça ?
Tout à fait, oui. Peu de gens ont ce sentiment.

Je voudrais bien savoir pourquoi vous avez été le seul à quitter le domicile familial. Vous avez les mêmes gènes et le même sang que vos frères et sœurs mais vous êtes le seul à avoir quitté le nid.
Je ne sais pas. Habituellement, dans la communauté mennonite – pour une raison que j’ignore – les parents envoient leurs enfants dans des écoles privées ou des écoles de confession chrétienne, mais peut-être parce que mes parents sont allés à l’école publique, c’est à l’école publique qu’ils nous ont envoyés. Cela étant, le changement entre le moment où ils sont allés à l’école publique et le moment où j’ai eu l’âge d’y aller a été considérable. Le comté de Lancaster n’est pas loin de Philadelphie – environ une heure – et quand mes parents sont allés à l’école publique, les élèves étaient principalement des mennonites, en tout cas beaucoup plus que lorsque, moi, j’y suis allé, et je pense que cela a eu sur moi un effet beaucoup plus important que ce qu’ils imaginaient. Et lorsque je suis devenu quelqu’un qu’ils ne voulaient pas me voir devenir, ils ont envoyé mes plus jeunes frères et sÅ“urs à l’école privée. Je pense qu’ils attribuent probablement une part de ce qui est arrivé à l’école et une part à un trait de ma personnalité.

C’est donc l’école publique qui vous a mis en contact avec cet autre monde – notre monde ?
Oui, un monde que je n’aurais pas connu du tout sans cela. Nous n’avions pas de télévision, pas de radio, nous n’étions en contact avec rien d’autre. Et puis, d’un seul coup, j’ai été l’étranger et j’ai été forcé de regarder autour de moi et de me demander pourquoi je me comportais d’une façon alors que les gens se comportaient d’une autre façon. C’est alors que j’ai commencé à analyser tout que je voyais.

À quel moment avez-vous commencé à vous poser ces questions ?
De bonne heure. Certains ne se posent pas de questions, mais si vous avez une personnalité comparable à la mienne, vous commencez à vous en poser. Je me suis mis à m’interroger sur tout, pas par défi, mais parce que je voulais savoir. Les mennonites croient que si vous n’allez pas à l’église le dimanche, vous vous conduisez mal et offensez probablement Dieu. Nous n’avions pas le droit de faire du shopping ni de travailler le dimanche. Pourtant, même lorsque vous avez douze ans, cela semble bizarre. Qu’est-ce que le travail ? Où placez-vous la limite entre travail et non-travail ? Nous ne faisons pas de lessive le dimanche parce que c’est un travail mais nous pouvons faire la cuisine, la vaisselle et consommer de l’électricité, ce qui oblige d’autres personnes à travailler. Pourquoi serait-ce bien ?

Pouvez-vous me donner un exemple où vous avez soulevé ce problème avec vos parents ? Était-ce un sujet conflictuel ?
Non, ce n’était pas conflictuel… Lorsque j’ai eu 12 ans, chaque semaine ou en tout cas régulièrement, j’ai eu des conversations philosophiques avec mes parents, et plus ils me disaient « C’est ainsi » ou « Tu dois le croire, un point c’est tout », moins il y avait de chances que j’y croie. Et plus les questions devenaient complexes, plus la réponse probable était du genre « C’est ce que dit la Bible. » Et pourquoi la Bible dit-elle cela ? Et pourquoi la Bible est-elle en contradiction avec ce qu’elle dit à un autre endroit ? C’était vraiment très difficile de comprendre pourquoi je ne pouvais même pas penser à certaines choses alors que je ne pouvais pas vivre normalement sans y penser…

Quoi, par exemple ?
On m’a toujours enseigné – et c’est peut-être un défaut de ma personnalité – mais, depuis que je suis en mesure de réfléchir, j’ai toujours pris les choses au pied de la lettre en les appliquant à ce qui est la réalité. Voilà. On nous a enseigné que la Bible dit que non seulement l’adultère est un péché, mais que la luxure en est un également et que, si l’on est un enfant de douze ans, on va en enfer ! (Nous rions). On ne peut pas y échapper. C’était à l’origine de nombreuses questions parce que je ne pouvais me résoudre à ne pas penser aux filles si j’en apercevais une. J’étais extrêmement frustré de savoir que c’était un péché.

Elle s’appelait comment ?
Il n’y avait personne en particulier, mais vous savez ce que c’est. Vous avez vu des gamins de douze ans. C’est de leur âge. Je n’irais pas jusqu’à dire que toutes mes conversations avec mes parents tournaient uniquement autour de ça, mais c’était à l’origine de mes interrogations. C’était à la base de mes interrogations…

« Je vais aller en enfer parce que je ressens ceci et que je ne devrais pas, » c’est ça ?
Oui, et, de fil en aiguille, je me suis mis à remettre en cause d’autres choses. « Pourquoi dois-je aller à l’église le dimanche ? Pourquoi la moitié des hommes vivant sur terre n’ont-ils jamais entendu parler de cette religion et pourquoi vont-ils aller en enfer ? Je ne peux pas accepter cela à moins que vous me donniez une raison. » Et pendant les vingt premières années de ma vie, toutes mes interrogations d’ordre philosophique ont tourné autour des questions posées dans la Bible. Et c’est ainsi que j’ai fini par tout envisager : j’appliquais des règles en noir et blanc à la réalité et j’essayais de rapprocher la manière dont les gens prenaient des décisions et celle dont je prenais mes propres décisions. Pour moi, il n’y avait aucun doute que certaines grandes catégories morales étaient justifiées… Par exemple lorsque mes parents me disaient : « Tu dois dire la vérité ; tu dois être gentil avec les gens ; tu ne dois pas nuire à autrui. » Je n’avais pas besoin d’explication pour cela. C’était quelque chose que je pouvais admettre.

Quel effet est-ce que tout ceci a eu sur vos parents ? Se sont-ils inquiétés pour vous ? Était-ce un sujet de mécontentement pour eux ?
Je pense que c’est devenu non pas tant un sujet de mécontentement qu’un sujet de préoccupation, parce que plus je vieillissais, plus les questions devenaient complexes et plus mes parents se rendaient compte que je n’allais pas me contenter de réponses du genre « c’est ainsi ». Pour eux, ces réponses étaient plus faciles parce qu’ils n’étaient pas en contact avec d’autres réalités et je ne pense pas que j’aurais été tellement différent d’eux si j’avais vécu la même vie qu’eux. Je ne me sentais absolument pas supérieur ; je ne pensais pas non plus avoir raison et je n’essayais pas non plus de leur montrer qu’ils avaient tort.

Où le vélo se place-t-il dans votre évolution ?
Rétrospectivement, je dirais que le vélo était ma drogue – ce n’est peut-être le bon mot, mais c’était ça. Au bout du compte, tous les gens qui font du vélo le savent bien. C’est une drogue, c’est une addiction. Le vélo était ma manière à moi d’oublier ce que je faisais le reste du temps, c’est-à-dire rester assis à regarder passer la vie et à essayer de ne pas me sentir coupable. Je prenais le vélo en me disant que je m’entraînais pour quelque chose, mais, en fait, j’imaginais que j’étais ailleurs. Avec le temps, quand il est devenu évident que je pouvais faire une carrière et que je pouvais participer au Tour de France et peut-être même le gagner, cela s’est peu à peu transformé en obsession : c’était devenu un objectif à atteindre.

Quand avez-vous entendu parler du Tour de France pour la première fois ?
J’en avais entendu parler probablement à l’âge de quatorze ou quinze ans, mais c’était plutôt une sorte de mythe – je savais vaguement que c’était une course qui se déroulait en France. La première fois que j’ai lu un article sur le Tour, c’était dans un magazine de cyclisme qu’avait mon cousin. Je ne sais pas pourquoi il avait ce magazine ; il ne faisait même pas de vélo, mais je me souviens qu’il y avait Greg LeMond en couverture et je me rappelle avoir lu un article sur lui.

Vous aviez 11 ans quand LeMond a gagné son premier Tour en 1986 ?
Oui.

Et 14 ans quand il a gagné son deuxième Tour en 1989 ?
Oui, c’était peut-être à ce moment-là. C’est la première fois que je lisais quelque chose de précis sur le Tour, ça, j’en suis certain. Je ne me souviens même pas de ce que ça racontait, mais je me souviens parfaitement avoir lu cet article. À ce moment-là, je faisais déjà du vélo, mais je ne pense pas avoir jamais regardé le Tour de France à la télé avant que Lance [Armstrong] ne remporte en solitaire l’étape qui a suivi la mort de son coéquipier en 94/95.

C’est la première étape que vous ayez jamais vue ?
Oui.

C’est à peine croyable ! Vous aviez presque 20 ans !
(Rires) Oui, il s’est écoulé peu de temps entre le moment où j’ignorais presque tout du Tour de France et le moment où je l’ai gagné. C’est plus court que le sentiment que j’en ai eu. Ça m’a semblé une éternité, mais je me souviens l’avoir vu à la télé ce jour-là en pensant : « Je voudrais bien faire ça un jour. Je voudrais vraiment gagner le Tour de France. »

À cette époque, vous faisiez du VTT et vous aviez été sélectionné pour les championnats du monde junior, c’est bien ça ?
Oui, en 1993. C’était la première fois que je prenais l’avion et tout le voyage a été traumatisant parce que je n’étais jamais allé nulle part tout seul ni dans un pays étranger. Je n’avais jamais vu personne boire de l’alcool et j’ai été tellement contrarié par le comportement des gens que je n’ai pas réussi à courir correctement. Je pense avoir terminé bon dernier.

Vous employez le mot « traumatisant ».
Oui, ça a vraiment été traumatisant.

Je ne comprends pas.
C’était comme si je m’étais retrouvé sur la planète Mars. Il y avait tant de choses qui étaient différentes. Je n’avais jamais goûté d’autre nourriture que ce que l’on mange dans le comté de Lancaster – de la viande, des pommes de terre et des choses comme ça – et voilà que tout à coup je mangeais des choses que je ne connaissais pas et je n’arrivais pas à savoir ce que je devais faire, sans compter qu’il y avait tant de choses différentes que je ne pouvais pas « digérer » tout ça en bloc. J’ai donc laissé tomber. J’ai décidé que j’allais tout faire pour passer ce cap et rentrer chez moi. La course avait lieu le samedi. Il me restait six jours à tenir et je me suis dit : « Bon, voilà ce que je vais faire. » Je me suis dit que j’allais rester dans ma chambre ou faire du vélo et que j’allais laisser tomber tout le reste.

J’aurais pensé que l’inverse aurait été vrai, du genre : « C’est super ! Tu as vu ça ? ». Qu’est-ce qui vous a incité à ne pas vouloir regarder autour de vous ? C’était effrayant ?
C’était effrayant parce qu’à mes yeux tout était fait pour m’éloigner de mon objectif. Dans ma tête, je voulais rester concentré sur la course, mais plus je regardais autour de moi, plus j’étais contraint de réfléchir à tous ces autres dilemmes philosophiques que j’avais en tête : « Dans ce pays, les gens se comportent comme ça ; or, c’est si différent de ce qu’on m’a dit ; comment arrivent-ils à justifier ça ? » Au lieu d’essayer de regarder la réalité en face, je n’ai pas voulu regarder… et c’est pourquoi, tout à l’heure, je disais que le vélo, avec le recul, a probablement été une drogue parce que, quand je roulais à vélo et que je me mettais à réfléchir à ce genre de problèmes philosophiques, la question « Pourquoi je me casse la tête à faire ça ? » me venait inévitablement à l’esprit et, dans ce cas, je préférais rentrer chez moi. C’est pour ça que je devais débrancher et éviter d’y penser, car sinon, je n’arrivais pas à bien courir.

Et vous n’avez pas bien couru ?
Non, j’ai tout juste pu terminer. Je pense être resté deux jours supplémentaires après la course. Les autres juniors sortaient et s’éclataient et moi, je ne pensais qu’à une chose : rentrer chez moi. Quand je suis rentré, je me suis dit : « C’est bon, ce n’est pas pour moi. » Je n’ai pas vraiment compris ce qui s’était passé. Je n’ai pas su pourquoi je m’étais senti si mal, tout ce que je savais, c’est que j’étais rentré chez moi, que j’étais vraiment soulagé et que je ne pensais qu’à une chose : « Fini la compétition pour moi. Je n’ai pas besoin de ça. » Au bout de deux ou trois mois, j’avais repris le dessus et j’avais digéré ce qui m’était arrivé ; j’avais retrouvé de l’énergie et de la motivation. C’est alors que j’ai commencé à voyager davantage et que je me suis habitué à vivre dans d’autres lieux, mais mon premier déplacement n’a pas été très agréable.

En 1995, vous avez quitté la maison familiale et vous êtes allé en Californie. C’est bien ça ?
Oui, je suis parti le jour de mon 20e anniversaire. J’avais rencontré des amis qui habitaient à Irvine. Ils m’avaient dit que les hivers étaient agréables et ensoleillés là-bas – et la Pennsylvanie en hiver est probablement le plus mauvais endroit pour faire du vélo. J’ai donc pris la décision d’aller passer l’hiver en Californie.

Comment vos parents ont-ils réagi quand vous leur avez annoncé que vous partiez ?
Ma mère a été bouleversée… non, pas bouleversée. Elle ne m’a pas dit de ne pas y aller, mais elle a versé quelques larmes. Mon père m’a dit de ne pas oublier ce qu’on m’avait appris ; il m’a dit aussi d’être prudent. Mes parents ne connaissaient absolument pas la Californie, mais, d’après ce qu’ils en savaient, c’était le Far West. Sur le moment, j’ai pensé qu’ils exagéraient, mais je crois qu’ils savaient en leur for intérieur que je ne reviendrais pas. Ils avaient été témoins de ma transformation au fil du temps et des questions que je posais et tout ce qu’ils pouvaient me dire, c’était « Ne fais rien que tu puisses regretter. Fais bien attention à toi et passe un coup de téléphone de temps en temps. » Pendant un bon bout de temps, je n’ai pas tenu parole. En réalité, je ne leur ai pas parlé très souvent parce que je ne voulais pas me sentir coupable. À chaque fois que je leur parlais, j’avais mauvaise conscience d’être parti ; je n’aimais pas voir maman pleurer, je n’aimais pas voir mon père souffrir, mais je ne pouvais vraiment pas rester. Je n’étais pas heureux et je n’avais aucune chance d’être heureux là où j’étais… oui, j’ai passé l’hiver 1995 en Californie et j’ai décidé que je ne reviendrais jamais en Pennsylvanie.

Comment s’est passée la première année loin de chez vous ?
La plupart du temps, j’ai vraiment été heureux : j’étais en Californie et je pouvais réfléchir tranquillement et voir ce que j’allais faire de ma vie. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à voir le vélo autrement et que j’ai eu l’idée d’en faire un métier, pas seulement un moyen de m’évader. Donc, c’était agréable pour bien des raisons, et notamment parce c’était étrange pour moi de passer tout un hiver sous le soleil avec une température de 25°.

Et question sexe et rapports sexuels ? Avant de partir, aviez-vous déjà eu des rapports sexuels ?
Je n’avais jamais eu de rapports sexuels avant de partir. J’étais sorti un peu avec une fille que mes parents n’appréciaient pas, mais je n’ai jamais eu de rapports sexuels avec elle. Déjà, mes parents me faisaient porter un sentiment de culpabilité pour cette fréquentation, parce qu’on ne sort pas vraiment avec une fille dans la religion mennonite. Pour ainsi dire, vous choisissez une fille qui vous plaît d’une manière ou d’une autre et vous vous mariez. Un point, c’est tout. Vous n’y réfléchissez pas à deux fois, vous réglez cette question et c’est tout. Vous ne vous mettez pas en quête de celle qui vous correspond le mieux. Ce n’est pas dit, mais on voit d’un mauvais Å“il que vous sortiez avec plus d’une ou deux filles avant le mariage parce que c’est le signe qu’il y a chez vous quelque chose qui cloche. Le mariage sert à avoir des enfants et à les élever pour qu’ils aillent au Paradis.

Qui était cette fille ?
C’était une copine de lycée. Elle s’appelait Marie [en français dans le texte (NdT)]. Tout était tellement compliqué et, en plus, je ne voyais pas du tout la vie comme elle. Elle vivait dans le monde « réel » et je ne suis jamais senti assez à l’aise pour envisager d’avoir des relations sexuelles avec elle. J’avais déjà beaucoup de mal à essayer de comprendre ce qui m’arrivait.

Et quand vous êtes arrivé en Californie ?
Il y avait tant de choses nouvelles pour moi que je n’avais pas la tête à m’occuper des filles. C’est venu peu à peu. J’ai dû d’abord me mettre à l’aise avec ce qui me posait problème à cette époque : par exemple, que c’était acceptable de boire de l’alcool sans se sentir coupable, de faire du vélo le dimanche matin sans aller à l’église et sans pour autant se sentir coupable.

Racontez-moi la première fois que vous avez bu de l’alcool.
J’allais avoir 21 ans et j’étais sorti avec des amis pour manger des sushis. C’est là que j’ai bu du saké. À ce moment-là, je fréquentais des gens qui buvaient de l’alcool dans les soirées, mais je n’avais jamais eu l’idée d’en boire, si bien que quelqu’un m’a finalement demandé pourquoi je n’en buvais pas. C’était une question qu’on m’avait déjà posée, mais, cette fois-là, je me suis dit : « C’est vrai, pourquoi pas ? » et j’en ai bu. Après, j’ai pensé que c’était stupide et que je ne pourrais plus dire que je n’en avais jamais bu. Puis, je me suis dit : « Est-ce que j’ai besoin de dire ça ? Est-ce que ça a de l’importance ? » C’était amusant de dire que je ne buvais pas d’alcool parce que les gens trouvaient ça original, mais je me suis rendu compte que ça n’avait aucune importance. Malgré tout, j’étais obligé de mentir à mes parents. J’avais mauvaise conscience.

Ils vous le demandaient ?
Oui, ils me le demandaient. Je ne me sentais pas coupable d’avoir bu de l’alcool, mais d’être obligé de leur mentir. À cette époque, j’avais décidé qu’il n’y avait pas de mal à boire de l’alcool mais ça me gênait de devoir mentir. Peut-être que cela répond à la question que vous avez posée tout à l’heure sur ce que je changerais ; je referais tout exactement pareil. Seulement, je ne mentirais pas.

Le café était-il tabou lui aussi ?
Non, pas vraiment.

Et le cinéma ?
Ce n’est pas un tabou d’ordre technique mais leur argument – quand je dis « leur », je veux dire mes parents et la religion mennonite – est de dire que le cinéma vous expose au péché. Le premier film que j’ai jamais vu au cinéma était Le Roi Lion. Ne le dites à personne. J’y suis allé avec quelques copains de lycée en 1993 et j’ai plutôt mal vécu cette sortie au cinéma parce que j’ai dû mentir à mes parents et leur cacher où j’étais allé.

Il me semblait avoir lu quelque part que Les dents de la mer était le premier film que vous aviez vu.
Je l’ai vu chez un copain ; je devais avoir neuf ou dix ans. Ça m’a perturbé parce que je pensais que c’était vrai. J’ignorais tout du cinéma et je pensais que c’était une histoire vraie, si bien que je n’ai plus voulu voir de film après ça. J’avais eu peur… mais c’est bizarre… quand on écoute de la musique toute sa vie, ce que font la plupart des gens, on associe une chanson à un moment et à un lieu. Pour moi, c’est tout mélangé. Led Zeppelin me rappelle l’année 1997 ! et pourtant, ce n’est pas du tout l’époque Led Zeppelin ! C’est pourquoi tous les films que je peux voir se situent dans un autre espace-temps que celui de la plupart des gens… À mes yeux, Apocalypse Now n’était qu’une accumulation de violence. Aucun de mes proches n’était allé faire la guerre ; je ne savais rien du Vietnam ; je n’avais aucune idée de ce que c’était avant d’apprendre ce qui s’était réellement passé. Même aujourd’hui, il y a des films que je n’ai pas aimés il y a cinq ou dix ans et que je comprends seulement maintenant. Je n’avais jamais aimé Les affranchis avant d’être en contact avec tout ce bordel, mais maintenant, je comprends (Rires). Je l’ai vu une fois et je me suis dit que c’était un film idiot, parce que j’ignorais tout de la mafia et de ce système. En fait, j’ai longtemps pensé que la mafia n’existait pas. Je n’étais jamais allé en ville et je n’avais aucune idée de ce truc-là. Mais maintenant, je sais ce que c’est.

OK. Donc, vous voilà en Californie et vous voulez faire carrière dans le vélo.
Oui, pour moi, c’était du VTT. Je suis arrivé au niveau professionnel en 1995. C’était parfait, mais je n’ai pas vraiment progressé en 1996 et j’ai été moyen en 1997. J’avais déménagé à San Diego en 1996 et je vivais avec un ami, David Witt, qui, par la suite, est devenu mon beau-père. C’est lui qui m’a encouragé à continuer alors que je n’avais plus la motivation. Jusqu’à ce moment-là, j’avais une équipe et j’avais toujours eu un salaire, mais je n’avais pas trouvé d’équipe pour la saison 1998 et David m’a dit : « Ã‰coute, tu ne peux pas arrêter maintenant. Essaie encore un an, essaie la route. Ne te tracasse pas pour le loyer. Je prends tout en charge. Entraîne-toi et essaie de décrocher un contrat sur route. » Cet hiver-là, j’ai roulé plus que je n’avais jamais roulé auparavant. Je roulais dix heures par jour. Le soir, je travaillais dans le restaurant de David.

Il avait un restaurant ?
Oui.

Comment êtes-vous devenus amis ?
Arnie Baker a commencé à être mon entraîneur en 1996 et il m’a encouragé à aller à San Diego pour pouvoir m’entraîner. Il m’a dit qu’il avait un copain à lui, David Witt, qui venait de divorcer et qui était un peu dépressif. Il m’a dit qu’un peu de compagnie lui aurait sans doute fait du bien et qu’il avait peut-être besoin d’un colocataire. David lui a répondu : « Oui, ce serait parfait. » et nous sommes vraiment devenus amis. C’était un type formidable.

Quel âge avait-il ?
Il avait environ 48 ans à ce moment-là.

Il avait des enfants ?
Non.

Je me demandais si c’était la raison pour laquelle vous vous étiez si bien entendus.
Oui, peut-être. Il n’a pas remplacé mon père, mais c’était quelqu’un à qui je pouvais poser des questions.

Je voulais dire l’effet que vous avez eu sur lui ; je me demandais si vous étiez le fils qu’il n’avait pas eu.
Oui, je pense, c’est un peu ce que je pensais et c’est en partie la raison pour laquelle il a été si bouleversé par ce qui s’est passé à la fin.

Ne brûlez pas les étapes, allez-y progressivement.
Entendu. Oui, avec le temps, il s’est investi sur le plan émotionnel dans ma réussite et dans les hauts et les bas que je rencontrais dans le cyclisme. Je pense que j’aurais arrêté fin 1997, mais il m’a dit d’essayer encore une année, de m’entraîner, de disputer quelques courses au printemps et de voir si je pouvais trouver une équipe. « Tu peux rester ici sans payer quoi que ce soit, » m’a-t-il dit. C’est ce que j’ai fait. J’ai disputé quelques courses dans le Nord de la Californie en février-mars et j’ai obtenu de bons résultats. C’est plus ou moins comme ça qu’a débuté ma carrière dans l’équipe Mercury.

L’année 1998 est celle de l’affaire Festina sur le Tour de France. Que saviez-vous du dopage dans le cyclisme à cette époque-là ?
À ce moment-là, tout ce que je savais venait de ce que j’avais lu, autant dire pas grand-chose. Je ne connaissais personne dans ce monde-là ; je n’avais pas d’ami qui ait connu ça et je n’en avais jamais parlé ouvertement. Mais quand l’affaire Festina a éclaté, je me suis rendu compte que c’était bel et bien la réalité. Je me suis dit : « OK, super, au moins, tout le monde est au courant maintenant. Je n’aime pas beaucoup ça, mais c’est peut-être un mal pour un bien. » Tout semblait devoir s’améliorer et j’étais bien content de ne pas être mêlé à tout ça.

Vous avez rejoint Mercury en 1999 ?
Oui, John Wordin était le manager et il a voulu aller sur le Tour de France – c’était son objectif. Je ne savais pas grand-chose sur l’équipe parce que je n’étais pas vraiment [si familier que cela] avec l’univers de la route et leur objectif m’importait peu. J’étais payé 6 000 dollars par an. C’était mon salaire. C’était correct. « Vas-y, » m’a dit David, « je m’occupe de tout le reste. » Cette année-là, j’ai fini par disputer la plupart des courses aux États-Unis jusqu’à ce que nous partions sur le Tour de l’avenir [en septembre]. C’est la deuxième fois que je suis allé en France.

Et ça a bien marché ?
Oui, j’ai porté le maillot de leader et j’ai terminé troisième. C’est alors que j’ai eu un coup de téléphone des gars de l’US Postal [La Poste américaine], mais je m’étais déjà engagé à courir à nouveau pour Mercury. Je progressais et l’équipe progressait aussi. Je suis donc resté dans l’équipe pour les saisons 2000 et 2001.

Quand avez-vous rencontré Lance Armstrong pour la première fois ?
La première fois que je suis entré en contact avec lui, c’était… c’était lors d’un critérium à Austin en 2000 ou 2001, puis je l’ai revu au Dauphiné lorsque nous sommes venus en Europe en 2001. Je l’ai salué, je lui ai souhaité bonne chance pour le Tour de France et il m’a répondu : « Merci. »

C’est tout ?
Oui.

Avez-vous lu son livre [Il n’y a pas que le vélo dans la vie] ?
Oui, je l’ai lu. Je savais que c’était un livre et une présentation enjolivée. Bien sûr, c’est un être humain. Je me suis dit : « OK, c’est un bon livre, c’est motivant. » J’ai trouvé ça bien et je n’ai pas pensé un seul instant que c’était trop beau pour être vrai.

Avant la publication de ce livre, il avait gagné le Tour 1999. Quelles ont été vos impressions sur cette victoire ?
Quand il a gagné le Tour, j’étais persuadé qu’il était propre.

Ce qui était assez phénoménal, non ?
Oh oui, c’est-à-dire que ça m’a motivé, comme tout un chacun. Si vous ne connaissez pas le dessous des cartes, c’est une belle histoire, à condition qu’elle s’arrête là. C’est pourquoi j’ai essayé d’être ouvert face aux réactions des gens quand je disais quelque chose, parce que tout dépend finalement des informations dont ils disposent.

Vous avez rencontré votre épouse, Amber, cette année-là ?
Oui.

Parce qu’à ce stade David avait trouvé une autre compagne ?
Oui, Rose travaillait en face de chez nous dans une petite école catholique. Elle était enseignante. David l’invitait et nous dînions ensemble. Un jour, nous étions en train de dîner et il m’ont dit qu’ils allaient me présenter Amber [la fille de Rose].

Amber avait une fille ?
Oui, elle s’appelait Ryan.

Comment êtes-vous tombé amoureux et comment s’est passé votre mariage ?
Je l’ai rencontrée chez David. Elle ne connaissait rien au vélo et je ne connaissais pas grand-chose à part le vélo… mais, oui, nous nous sommes bien entendus dès le départ. À cette époque-là, j’étais obnubilé par le vélo et je ne cherchais pas de petite amie, encore moins avec un enfant, mais cela ne m’a pas paru extraordinaire. Je savais que ma mère serait étonnée d’apprendre cela, mais j’étais sûr qu’elle ne porterait pas de jugement ; ce n’est pas du tout son genre.

Étonnée d’apprendre qu’Amber avait une fille ?
Oui. Nous sommes sortis ensemble pendant une année environ et nous avons décidé de nous marier. Je courais toujours pour Mercury à ce moment-là et je ne gagnais pas beaucoup d’argent. Comme la maman d’Amber ne pouvait pas financer le mariage, nous nous sommes juste mariés à la mairie de San Diego. Je ne l’ai même pas dit à mes parents. Nous avons pris la décision de nous marier et voilà tout. J’ai appelé ma mère et je lui ai annoncé la nouvelle, ce qui n’était pas très gentil de ma part. « Il faut que je m’assoie un instant, » m’a-t-elle dit. « Je passe le téléphone à ton père. » Je lui ai dit et il y a eu un blanc au bout du fil pendant un long moment. Ce n’était probablement pas une méthode ordinaire pour annoncer son mariage à ses parents mais rien de ce que je faisais à cette époque n’était ordinaire, alors…

Comment avez-vous demandé à Amber de vous épouser ?
Je lui ai acheté une alliance et j’ai demandé à Ryan de la lui donner lors d’un repas. C’était aux alentours de Noël – un repas au restaurant de David. J’avais prévenu David et il était là. Rose était là aussi. J’ai donné l’alliance à Amber en lui demandant si elle voulait m’épouser. Nous en avions parlé avant et ce n’était pas vraiment une surprise, mais elle était heureuse, c’est vrai.

Et vous, étiez-vous heureux ?
Oui, j’étais heureux. À cette époque-là, je m’efforçais d’avancer dans la vie et ça ne me plaisait pas de ne pas être lié à quelqu’un ni à une famille, étant donné que je m’étais coupé de ma propre famille. C’était bien d’avoir quelque chose d’autre à construire, quelque chose qui avait l’air concret et que je n’avais pas eu depuis longtemps.

Donc, vous vous mariez à un moment où la situation n’est pas vraiment idéale pour vous. Vous courez dans une petite équipe et vous n’avez pas d’argent.
Oui, mais personnellement, je n’ai jamais eu d’argent. Je n’ai jamais eu cette sécurité folle, mais je savais que j’étais bon sur un vélo et que j’avais un objectif et un rêve.

Quel était l’objectif ? Et le rêve ?
Je voulais courir le Tour de France et le gagner si je pouvais – c’était ce que je voulais savoir. Pour moi, c’était parfait parce que j’ai toujours eu besoin d’un objectif, d’une sorte de mission – même si c’était une mission stupide comme une course de vélo – mais c’était quelque chose capable d’orienter ma vie et de diriger tout le reste.

Amber a-t-elle adhéré à cette mission ?
Oui, c’est devenue sa vie, pour elle aussi. Elle lisait ce qu’il y avait à lire. Je ne lui ai jamais raconté d’histoires sur le dopage. Je lui disais toujours : « Voilà mon analyse. J’ai choisi ceci ou cela » et elle me laissait prendre ma décision, mais elle voulait savoir. Elle me disait : « Fais ce que tu as à faire, mais dis-le moi et je te comprendrai. »

Vous vous êtes marié en février 2001. À quel moment vous êtes-vous rendu compte que le problème du dopage n’avait pas été réglé et que vous alliez devoir y recourir ?
L’année 2001 devait être une grande année pour l’équipe Mercury. John Wordin voulait absolument faire le Tour de France et avait recruté un groupe de coureurs européens parce que nous avions besoin d’une invitation. Je discutais avec différentes personnes ici et là ; Gordon Fraser était un ami proche et un bon coureur. Il avait été chez Motorola [l’équipe] ; il m’avait dit que les piqûres n’étaient pas son truc et qu’il n’avait pas voulu faire partie de l’équipe. C’était pour cette raison qu’il était rentré aux États-Unis. Parfois, nous abordions plus précisément ce sujet avec d’autres coureurs… Quand [Peter] Van Petegem a rejoint l’équipe, j’en ai parlé avec lui et je lui ai demandé comment on pouvait justifier ça sur un plan moral parce qu’à cette époque j’étais encore totalement opposé à ça. C’était une idée qui ne me plaisait pas parce qu’elle ne cadrait pas avec l’idée que je me faisais du cyclisme. J’avais gardé une vision idéaliste.

Le terme de « répulsion » est-il trop fort ?
Non, je ne pense pas que c’était une question de répulsion… c’était plutôt que je me demandais comment il était possible que tant de gens acceptent ça tel que c’était. Je ne savais pas que dans un système donné – en l’occurrence, le cyclisme, c’est-à-dire un système assez structuré et important – les dirigeants pouvaient effectivement manipuler tout ça. Je ne pensais pas que c’était possible. Je ne pouvais pas me faire à cette idée. Je n’arrivais pas à comprendre que tant de gens soient prêts à prendre le risque de se faire attraper. Il s’est avéré que, non seulement les gens étaient disposés à prendre ce risque, mais que tout le monde était là-dedans, au moins tous ceux qui avaient un certain pouvoir. Je ne m’attendais pas à ça. Je ne m’attendais pas à ce que les gens critiquant publiquement tout ce système et déclarant qu’ils étaient là pour lui trouver une solution étaient en réalité ceux qui tiraient les ficelles.

Comment en êtes-vous arrivé à cette conclusion ?
Comme je l’ai dit, la saison 2001 devait être une année-charnière pour Mercury avec l’arrivée du nouveau sponsor, Viatel, mais ça a été un fiasco complet. Nous avons été payés pendant trois mois et c’est à cette occasion que j’ai eu pour la première fois maille à partir avec l’UCI [l’Union cycliste internationale, l’organisme qui régit le sport cycliste] qui m’a dit en substance : « Nous nous moquons des règles. Nous, nous faisons comme ça. »

Quel était le contexte ? Expliquez-moi.
Je devais être payé 5 000 dollars par mois pendant toute l’année. J’ai été payé pendant trois mois, puis plus rien. Quand une équipe s’inscrit auprès de l’UCI, elle est tenue de donner une garantie bancaire qui permet le versement des salaires en cas de défaillance financière de l’équipe. Au bout de trente jours, un athlète qui n’a pas été payé peut demander par écrit le versement de son salaire par le biais de la garantie bancaire. J’ai donc posé une réclamation auprès de l’UCI ; ils ont répondu : « Il [le manager de l’équipe, John Wordin] est en train d’assainir ses finances, merci de ne pas poser votre réclamation maintenant. Nous vous réglerons votre salaire dans deux mois. Veuillez patienter. » J’ai donc patienté deux mois, puis je me suis retrouvé sans un sou. J’avais besoin de cet argent et, cette fois, j’ai bel et bien posé une réclamation. Ils m’ont dit : « Nous vous demandons d’attendre encore un mois. Nous espérons que tout sera réglé d’ici là. » Nous étions en juillet ou en août et j’étais à sec. J’ai demandé à mon avocat d’envoyer un courriel disant « Je dois être payé et, si vous ne me payez pas, je vais engager une procédure légale. » Nous avons reçu un courrier directement de Hein Verbruggen [président de l’UCI] déclarant que « Nous ne sommes pas aux États-Unis, mais en Suisse » et que « en menaçant de nous poursuivre en justice, vous allez susciter des réactions négatives et je vais demander à tous mes collaborateurs de vous traiter en conséquence. » En clair, le message était le suivant : « Casse-toi, tu n’auras pas cet argent. » Il m’a fallu deux ans pour avoir cet argent. Chaque fois que nous essayions de les contacter, ils nous disaient d’aller nous faire voir en nous menaçant de poursuites et en nous disant qu’ils s’en moquaient ; ça n’arrêtait pas. C’est pendant cette période où j’essayais de récupérer mon argent que j’ai été engagé par l’US Postal.

Quand vous avez rejoint Mercury en 1999, vous n’avez pas semblé vous préoccuper d’argent – ils vous payaient trois fois rien – mais, en 2001, vous êtes en conflit sérieux à propos de votre contrat. Qu’est-ce qui a changé ? Je sais que vous vous êtes marié cette année-là et quelqu’un m’a dit qu’Amber était « ambitieuse » et vous avait « poussé ». C’est vrai ? Qu’en était-il ?
Non, Amber ne m’a jamais poussé. J’ai une manière très tranchée de considérer l’argent. Dans ce domaine, mes règles sont les suivantes : 1) si je dis que je vais payer quelqu’un, je le paye, peu importe qu’il ait fait ou non un bon boulot. Par exemple, j’ai versé à Michael Rutherford [son agent] 10 % de mon contrat en 2006, bien que je n’aie été payé que jusqu’en juillet avant d’être viré. 2) Si quelqu’un m’engage pour faire quelque chose – même si je pense que je vaux plus – je donne le meilleur de moi-même aussi longtemps qu’on me paye comme convenu. 3) Si quelqu’un accepte de me payer et a un motif légitime pour ne pas me payer, je lui pardonne, j’oublie et je ne pense plus jamais à ça. 4) Si quelqu’un s’engage à me payer en contrepartie de certains services et ne le fait pas alors qu’il en a les moyens, je vois rouge et je me fais un devoir d’être payé, indépendamment de ce que ça me coûte. C’est ce que mes parents m’ont enseigné : quand on s’engage, on tient son engagement, à n’importe quel prix.

OK. Donc vous rejoignez l’US Postal en 2002 alors que le conflit avec Mercury et l’UCI est en cours.
C’est exact. J’essayais toujours d’obtenir cet argent quand j’ai commencé à courir avec Lance et, à un moment, j’ai dit à Tim Maloney de Cyclingnews – à ce moment-là j’étais sous contrat avec l’US Postal depuis deux, trois mois – que j’étais triste de voir que l’UCI n’avait respecté aucune de ses propres règles. Verbruggen a appelé Lance et lui a demandé de retirer mes propos et de présenter mes excuses dans Cyclingnews. C’est dans ce contexte que… j’avais commencé à parler du dopage à Lance et il me donnait des conseils en m’expliquant comment travaillait Ferrari. Nous faisions des sorties d’entraînement ensemble. C’est au cours de l’une de ces sorties qu’il m’a dit : «  Écoute, Floyd, il faut que tu fasses ce que ce type te demande parce que nous allons avoir besoin de ses services. C’est pour quelque chose qui s’est produit auparavant. J’ai été contrôlé positif en 2001 au Tour de Suisse et j’ai dû leur demander un service. Peu importe si ce que tu dis est vrai. Je te crois, je suis sûr que tu dis la vérité, je suis sûr qu’ils n’ont pas respecté les règles, mais ça n’a pas d’importance. Tu n’as pas le choix. Tu dois présenter tes excuses. » J’ai dit : « OK. Je ne savais pas comment ça fonctionnait, mais c’est entendu. C’est la première fois que j’entends parler de quelqu’un qui se fait payer pour effacer un contrôle positif, mais je n’ai pas besoin d’en savoir plus. Si c’est le genre de faveur dont j’ai besoin, c’est sûr que je ne vais pas me mettre à insulter le type qui peut m’apporter son aide. » Il m’a dit : « Voici ce que je te demande de faire. Je vais appeler Jim Ochowicz [président de USA Cycling]. Il va appeler Verbruggen et tu lui présenteras tes excuses en disant que tu es désolé. » C’était en 2002. C’est ce qu’ils ont essayé de transformer dans mon courriel. Cette conversation a eu lieu en 2002.

Pourquoi Ochowicz a-t-il été appelé ? Quel était son rôle ?
C’était lui qui servait d’intermédiaire – c’est ce que Lance m’avait expliqué. Il m’avait dit : « Ã‰coute, c’est Jim Ochowicz qui s’occupe de ce genre de chose. »

Avez-vous présenté des excuses à Verbruggen publiquement ou en privé ?
Les deux.

Par l’intermédiaire de qui avez-vous présenté des excuses publiques ?
Tim Maloney. J’ai dit que c’était Verbruggen qui me l’avait demandé. Il m’a dit qu’ils allaient mettre ça en première page, mais ils ne l’ont pas mis en première page. Je pense que ça a bel et bien été imprimé, mais…

Mais il existe sans doute une trace de vos excuses.
Oui, sans aucun doute.

Et les excuses en privé ?
[Il prend le temps de la réflexion] J’ai peut-être mélangé les deux incidents [la rétractation dans Cyclingnews a été publiée en 2003] mais je suis quasi certain que l’appel téléphonique entre Verbruggen et moi a eu lieu avant le Tour de France 2002. Je sais que j’étais à Saint-Moritz et je sais que je n’ai pas utilisé mon téléphone portable américain parce que c’était trop cher. Je crois me souvenir que nous nous sommes arrêtés pendant une sortie d’entraînement et que j’ai utilisé le téléphone de Lance pour prendre un appel d’Ochowicz qui m’avait mis en contact avec Verbruggen par conférence à trois. Mais je ne pense pas que Lance ait été juste à côté de moi à m’écouter ; il était resté à l’écart. L’appel n’a duré que quelques minutes… et encore une fois, je n’ai pas fait ça parce que j’ai été contraint de le faire, je l’ai fait parce que je comprenais parfaitement la situation. Je me suis dit : « Désolé ou pas, il faut que je m’excuse » parce que, maintenant, je sais comment fonctionne l’UCI. Le fait qu’au plus haut niveau on tire les ficelles me laissait deux possibilités : soit arrêter et ne rien dire, soit accepter ce mode de fonctionnement et essayer de me frayer un chemin au milieu de tout ça.

Quelles sont les décisions que vous avez prises par la suite qui ont été marquées par cette connaissance de l’UCI et des liens qu’elle entretenait avec Lance ? Quelle est l’importance de ce facteur dans la décision que vous avez prise de vous doper ?
En fait, tout part de là. Si j’avais eu le sentiment que les personnes s’occupant du fonctionnement de ce sport voulaient vraiment y mettre bon ordre, il se peut que je me sois dit qu’en patientant suffisamment longtemps j’aurais la possibilité de l’emporter sans recourir au dopage, mais, pour moi, il n’y avait aucun moyen que je puisse courir le Tour de France et le gagner un jour en étant propre. Oui, effectivement, tout part de là.

D’accord, c’est logique.
Je suis heureux que vous me posiez ces questions parce que cela me permet de préciser ce que j’ai essayé de dire cent fois, mais pas aussi clairement. C’est moi qui ai pris la responsabilité de me doper. C’est moi qui ai pris ces décisions. Je n’accuse personne. Personne ne m’a obligé à le faire, mais, compte tenu des circonstances, on a presque pris les décisions pour moi… Avant ce moment-là [la conversation avec Lance Armstrong], aucune décision n’était arrêtée, mais, à partir de là, je me suis dit que les dés étaient jetés ; il n’y avait aucune chance que ce problème soit réglé et donc il fallait soit l’accepter soit partir. Pour compliquer encore la situation, j’étais bien payé à ce moment-là, j’avais la possibilité de courir le Tour de France dans l’équipe du vainqueur, je venais de découvrir que tout n’était pas aussi simple que je le pensais et que je pouvais faire du vélo tout en gagnant beaucoup d’argent et… non, vraiment, je n’avais pas envie de laisser passer cette chance.

OK. Si vous pouviez revenir sur le début de cette première saison avec l’US Postal et sur votre première rencontre avec Lance. Dans un long article du Wall Street Journal de juillet dernier, vous avez décrit le premier stage de décembre 2001 et une expédition en groupe, un soir, pour aller dans un club de strip-tease d’Austin. Vous avez dit que c’était Lance qui conduisait et qu’il grillait les feux rouges…
[Il sourit] Oui, il transgressait toutes les règles !

C’est la première fois que vous avez vu qu’il se plaçait au-dessus des lois ?
Oui. J’ai vraiment hésité à raconter l’histoire de la boîte de strip-tease parce que je ne voulais pas donner l’impression que mon objectif était de tout faire pour noircir le tableau, mais cet épisode me donnait une excellente occasion de montrer que… que la manière dont il se comportait ne cadrait absolument pas avec ce que disait le livre [son autobiographie]. Dans le milieu du vélo, les gens parlaient et disaient que c’était un type peu fréquentable et tout ça ; il y avait même des rumeurs de dopage, mais, en réalité, je ne le connaissais qu’à travers le livre et quelques rumeurs. Là, j’en avais la preuve.

Vous le voyiez de vos propres yeux, c’est ça ?
Oui, la vérité dépassait ce qu’on racontait. Pour tout dire, ce n’était pas grave en soi. Je n’avais jamais eu de contact avec les médias et je ne savais pas à quel point c’était difficile de faire ce qu’il faisait, c’est-à-dire de vivre sa vie d’une façon et de la déguiser, d’élaborer une histoire comme ça, presque intégralement fabriquée et de vivre une vie si peu reluisante sans même essayer de la dissimuler. Après tout, il ne me connaissait pas vraiment ; il ne m’avait même pas laissé le temps de lui prouver qu’il pouvait me faire confiance ; il m’avait mis dans la voiture et nous étions allés dans cette boîte, c’est tout. C’était un gars qui n’essayait même pas de se cacher et, malgré tout, l’histoire restait la même. Il se comportait comme un moins que rien et on nous servait une toute autre histoire… une belle histoire – celle d’un gars qui motive les gens et leur donne de l’espoir. Personnellement, je vis ma vie comme je l’entends et je ne vais certainement pas le juger là-dessus, mais je sais au moins une chose, c’est que ces histoires ne sont pas vraies.

Le passage de l’article du Wall Street Journal était le suivant : « M. Landis a déclaré qu’il avait été surpris de voir que M. Armstrong fréquentait ce genre de club, mais qu’il ne s’était pas offusqué. Que M. Armstrong soit différent en privé et en public, cela ne le gênait pas. » Pourtant, compte tenu de votre éducation, comment pouviez-vous ne pas être gêné de voir qu’il ne se comportait pas en public comme en privé ?
Quand je dis que ça ne me gênait pas… Disons qu’à ce moment-là, je ne pensais pas ni vouloir, ni même être capable de faire ça, mais c’était ce que je me disais dans le feu de l’action et, à ce moment-là, c’est vrai que ça ne me gênait pas. En plus, j’étais encore un peu ébloui à cette époque-là. Même si je n’avais pas été élevé dans l’univers du vélo, je savais quand même que c’était incontestablement une star.

Une star d’envergure mondiale ?
Oui, c’est une vraie star. Il faudrait vraiment avoir perdu la mémoire pour ne pas être au courant et c’est pour ça que j’étais un peu ébloui. Aussi, pour moi… je ne pensais pas que c’était la meilleure manière de vivre sa vie, mais, finalement, je ne savais pas tout. Je ne savais pas pourquoi il fallait que ce soit comme ça, ni même comment c’était possible, mais ça allait. Je me disais que ça ne me gênait pas de travailler pour lui en sachant qu’il en savait plus que moi et, somme toute, c’était très bien comme ça. Je me répète, mais je ne pouvais absolument rien changer, ni même lui dire qu’il n’aurait pas dû agir comme ça. Je ne le connaissais pas assez pour le juger.

Est-ce que cela a modifié ce que vous pensiez de lui ?
Non. J’avais entendu des rumeurs selon lesquelles il n’était pas aussi sympa que dans le bouquin, donc, je n’ai pas été pris au dépourvu, mais ça m’a confirmé que j’allais devoir m’efforcer de comprendre qui il était réellement. Je n’en savais vraiment rien.

Avez-vous été déçu ?
Oui, tout à fait. Je me rappelle très bien ce sentiment de déception parce que j’aurais aimé que l’histoire soit vraie.

Ainsi, à partir de votre premier contact lors de ce stage à Austin, vous faites très rapidement partie du cercle des intimes. Et sept mois plus tard, à Saint-Moritz, pendant un stage d’entraînement d’avant-Tour avec Lance, vous vous dopez pour la première fois.
Oui.

Des patchs de testostérone ?
C’est exact.

Aviez-vous déjà vu des produits dopants avant ?
J’avais fait des recherches personnelles parce que je suis curieux et j’avais sans doute vu des photos…

Vous n’en aviez pas été témoin au sein de l’équipe ?
Non.

Voici un autre passage de l’article du Wall Street Journal : « Pendant le stage d’entraînement (Austin, décembre 2001), M. Landis a dit qu’il avait eu un entretien privé avec le manager de l’équipe de M. Armstrong, Johan Bruyneel. M. Landis a dit à M. Bruyneel qu’il voulait être l’un des huit coureurs qui disputeraient le Tour de France aux côtés de M. Armstrong et qu’il était prêt à faire tout ce qu’il fallait en dehors de l’entraînement classique pour y parvenir… Même si rien d’explicite n’avait été dit sur le dopage, M. Landis affirme que, selon lui, le contexte – à savoir qu’il était disposé à prendre des produits dopants – ne pouvait pas avoir échappé à M. Bruyneel. » Est-ce que c’est juste ?
Oui. C’était ma manière d’essayer de découvrir la vérité. Il y avait suffisamment longtemps que j’étais dans le vélo pour avoir entendu des rumeurs et je me suis dit que la seule façon d’en avoir le cÅ“ur net, c’était de lui dire que j’étais prêt à tout. Je ne savais pas encore ce que j’allais faire si j’avais la possibilité de courir le Tour avec Lance, mais je me doutais que ce serait une décision difficile à prendre et je me disais qu’il fallait mieux aborder le sujet chez moi, aux États-Unis, pour savoir à quoi m’attendre. Après tout, ce n’étaient que des rumeurs, même si j’étais presque sûr qu’elles étaient fondées, mais je voulais en être certain pour avoir le temps d’y réfléchir à tête reposée.

En fait, j’essayais de mettre cela en rapport avec votre conversation avec Lance sept mois plus tard et avec les excuses présentées à Hein Verbruggen.
Tout cela a constitué des facteurs centraux dans ma décision de me doper. Malgré tout, je n’étais pas dupe à ce moment-là et j’essayais depuis longtemps déjà d’envisager le dopage selon plusieurs points de vue. Par exemple, je ne savais pas exactement comment ils [l’équipe] pouvaient déjouer les contrôles parce que je n’avais jamais travaillé avec un type comme Ferrari. Ou encore, qu’allait-il arriver s’ils ne se dopaient que sur le Tour et si je me retrouvais à devoir prendre cette décision alors que j’y étais déjà ? C’était tout ça que j’avais en tête au moment où j’ai signé pour l’US Postal. C’est pour ça que je me suis dit qu’il fallait que je pose la question.

OK. Donc, la première fois que vous vous dopez, c’est avec des patchs de testostérone à Saint-Moritz. Pourtant, vous ne vous sentez pas coupable.
Je vais essayer d’expliquer le contexte de cette absence de culpabilité. Je sentais à ce moment-là que j’avais vraiment avancé. J’allais disputer le Tour de France et tout ce qui se trouvait devant moi était plutôt intéressant. Je n’avais pas envie de regarder en arrière. Je ne m’étais jamais trouvé aussi près du but et l’heure n’était plus à la réflexion. En fait, c’était déjà pour moi une affaire classée. J’avais déjà accepté cette situation.

Les aiguilles, ça ne vous a jamais arrêté ?
Ça ne m’a jamais plu mais ça ne me gênait pas et ça ne me donnait pas mauvaise conscience… sans compter que ma première prise de produit dopant n’a pas été une injection, mais un patch de testostérone, ce qui est une manière plus douce de commencer. Sans vouloir pousser l’analyse, disons que c’est beaucoup plus facile lorsque c’est seulement quelque chose qui ressemble à un médicament car ça n’a même pas l’air répréhensible.

Vous avez dit que vous en aviez parlé à Amber à toutes les phases du processus. L’avez-vous dit à d’autres personnes ?
J’en ai beaucoup parlé à David.

Qu’a-t-il dit ? A-t-il compris ?
Oui, bien sûr. Il a également compris que ça me gênait beaucoup et que c’était vraiment difficile. Quand je rentrais, je lui racontais ce que j’avais entendu ou appris. Nous en parlions longuement pour voir si c’était ou non justifié. Je pense que nous en sommes tous les deux venus à accepter l’idée que c’était ainsi et pas autrement. Il ne m’a pas donné de conseils, mais il m’a poussé à réfléchir.

À quel propos ?
Au sujet des risques que je prenais et en me demandant si c’était bien ce que je voulais ou si ça allait au contraire empêcher l’évolution du cyclisme dans le bon sens. C’est ce qui m’a le plus posé problème ; en effet, je ne savais toujours pas si, en faisant ça et en allant sur le Tour de France, j’allais un jour pouvoir me dire que j’avais atteint mon objectif, même en acceptant l’idée que d’autres le faisaient et en étant capable de me dire que je ne lésais personne d’autre. Je ne le savais pas avant de le faire. Finalement, c’est probablement ce dont je n’ai jamais pu me convaincre en y réfléchissant – indépendamment du résultat.

Vous avez employé le mot « risque ». Était-ce le risque pour votre santé ou le risque de vous faire prendre ?
J’étais préoccupé par le risque pour ma santé ; j’étais préoccupé par tous les risques possibles. Évidemment… enfin, pas évidemment, mais disons que le plus grand risque pour moi était celui de me faire prendre et d’être obligé d’essayer de me justifier. C’était ma plus grande crainte. Je savais comment étaient traités les gens qui s’étaient fait prendre et je savais que c’était quelque chose que je voulais absolument éviter. Malgré tout, j’avais décidé d’une façon ou d’une autre que… bon… je peux dire une chose : c’est une situation impossible pour tous ceux qui se font prendre étant donné qu’ils se font mettre en pièces par les médias, mais, ce que je n’aurais jamais pu prévoir ni envisager, c’était ce qui s’est véritablement passé. Comment aurais-je pu prévoir que, le jour même où je dispute une étape qui va rester dans toutes les mémoires, on va m’accuser de m’être dopé ? Le monde entier regarde, je gagne effectivement le Tour de France et c’est précisément à ce moment-là que tout sort. On peut tourner la question du risque dans tous les sens, jamais je n’aurais imaginé cela. Jamais.

Vous dites que vous pouviez le justifier parce que vous ne lésiez personne, mais, en réalité, vous lésiez certains coureurs. Il y en avait bien sur ce Tour 2006 qui ne trichaient pas. Quelle est votre attitude envers ces coureurs-là ? Comment vous positionnez-vous ?
Bon, il faut être clair. De toute façon, il y avait quelqu’un qui allait les léser et je préférais ne pas faire partie de ceux qui étaient lésés. Il n’y a aucun scénario idéal. Il n’y a pas moyen de remettre de l’ordre là-dedans. Je ne vais pas aller à l’UCI pour leur dire, puisque ce sont eux-mêmes qui sont corrompus.

Que savez-vous de Christophe Bassons [l’ancien coureur français qui a été écarté quand il a pris fait et cause contre le dopage pendant la première victoire de Lance Armstrong sur le Tour de France 1999] ?
Il me semble qu’il a essayé de faire ce que je considérais comme l’option C. Personnellement, j’ai estimé que ça ne valait pas la peine d’y passer du temps, surtout aux États-Unis où Lance était déjà une superstar et où j’étais inconnu. Si je m’étais pointé en disant : « Voilà. C’est ce que m’a dit Lance, c’est ce que je sais du cyclisme. Il faut se doper pour gagner et moi, je ne veux pas », je ne suis pas convaincu qu’on m’aurait écouté.

En fait, je voulais connaître ce que vous saviez de Bassons au moment où il courait dans l’équipe Festina en 1998 ?
Non, je ne sais pas ce qu’il a fait ou n’a pas fait dans cette équipe.

Bassons était un coureur extrêmement doué qui a couru chez Festina à un moment où ses coéquipiers étaient chargés jusqu’aux yeux à l’EPO et tout l’arsenal. Il était assis à la table du dîner chaque soir à côté de types qui le raillaient et se moquaient de lui parce qu’il refusait de se doper.
Ça m’épate. J’aime bien ce type.

Que diriez-vous de la force du caractère qu’il fallait pour cela ?
Oh, je suis impressionné parce que je ne l’ai pas fait, et je ne pouvais pas le faire.

Vous ne pouviez pas ?
Je ne devrais pas dire que je ne pouvais pas… Disons que je ne l’ai pas fait. Je suis content pour lui, je suis impressionné. Je ne sais pas combien de gars feraient ça, mais il n’y en a pas beaucoup… Encore une fois, j’hésite à dire quelque chose parce que j’ai l’impression de justifier ce que j’ai fait… non, je suis impressionné. Je ne le connais pas, mais je serais heureux de faire sa connaissance.

OK. Revenons à votre relation avec Lance parce que, désormais, vous faites non seulement partie de son cercle d’intimes, mais vous êtes presque son allié. Dans son livre Lance Armstrong : Tour de force, Dan Coyle est allé jusqu’à parler d’amitié. C’était vrai ?
Nous étions amis, autant qu’on puisse l’être avec Lance, mais ses amitiés sont limitées à une certaine distance – on ne peut s’approcher qu’à une certaine distance de lui, parce que, pour une raison que j’ignore, je ne sais pourquoi, il ne laisse pas les gens s’approcher trop près de lui. Oui, autant qu’on puisse être ami avec lui, j’étais son ami. Il me faisait confiance.

Avez-vous voulu être plus proche de lui ?
Pas vraiment. Pour moi, c’était très bien comme ça.

Parce que ce n’est pas quelqu’un que vous appréciez particulièrement ?
Disons que je ne sais pas si je ferais beaucoup d’efforts pour passer du temps avec lui. Il n’est pas si sociable que ça. Ce n’est pas… ce n’est pas quelqu’un qui ressemble à mes amis, mais ça ne me gênait pas. Pour moi, ça allait bien comme ça. S’il voulait être comme ça et si je pouvais jouer un rôle important dans l’équipe, ça me convenait parfaitement. J’étais dans l’équipe ; j’étais heureux de faire mon travail et de montrer que j’étais un bon coureur.

Et c’était suffisant ? Vous n’en avez pas voulu davantage ?
Ça n’avait pas d’importance. Je veux dire que c’était bien d’être là-dedans et de se sentir important, mais j’aime être moi-même et il n’était pas nécessaire qu’il soit comme moi. Ça n’avait pas d’importance pour moi. En réalité, si vous voulez, ça ne me plaisait pas parce que je ne pouvais pas être moi-même quand j’étais à ses côtés ; dans ce cas-là, il fallait que je joue le rôle du type qui était à ses côtés. S’il n’y avait que lui et moi, ça allait parce que je pouvais lui parler au niveau qui m’était permis et nous pouvions tout à fait discuter. Mais à chaque fois qu’il y avait quelqu’un dans les parages, il se protégeait davantage et ce n’était plus lui. Plus il y avait de monde, plus il devenait parano et plus il craignait de perdre le contrôle de la situation, du moins de son point de vue. Mais oui, quand je dis que je suis devenu son ami, c’est vrai dans une certaine mesure, mais pas plus. C’était essentiellement pour le boulot et s’il avait besoin de quelqu’un pour s’entraîner.

Y a-t-il eu un moment où vous vous êtes rendu compte que vous ne pouviez pas vous approcher plus près ?
Non, il m’a fallu du temps parce qu’il sait se montrer attachant quand il le veut. S’il y a peu de monde et s’il veut vous intégrer dans le groupe, il sait vraiment se montrer sincère. Et ce n’est pas qu’il ne soit pas sincère ; ce n’est pas tout blanc tout noir et c’est difficile de dire. Il m’a fallu du temps pour comprendre comment il interagissait avec les autres.

Dans le portrait que Dan Coyle brosse de vous dans son livre sur Armstrong, il y a un côté loufoque. Et quand je dis « loufoque », je pense à cette journée à Girone où vous êtes assis avec Dave Zabriskie [ami et ancien coéquipier] et où vous buvez 13 cappuccinos d’affilée. Parlez-moi de ce personnage, parce que je ne le reconnais pas dans celui qui est assis en face de moi.
J’aime faire des choses absurdes tant qu’elles ne blessent personne. Je n’en ai pas toujours envie, seulement parfois si je m’ennuie, si je n’ai pas envie d’être sérieux et si je traîne avec Zabriskie. Parfois même seulement pour m’amuser (rires)… Pourquoi ne pas boire 13 cappuccinos, après tout ? Le problème, c’est que je suis peut-être fou par moments, mais il y a une limite à ce que je peux faire juste parce que c’est drôle. Non, je ne ferais rien qui puisse me blesser ou blesser quelqu’un d’autre… même si j’imagine que certains pourraient dire que boire 13 cappuccinos d’affilée, c’est mauvais pour la santé.

Comment cela a-t-il commencé ?
Il faisait vraiment mauvais et les autres voulaient aller s’entraîner. Moi pas. J’ai dit à Zabriskie : « On n’y va pas. Allons prendre un café. » Nous sommes allé à la cafétéria et j’ai commandé un cappuccino. Puis la serveuse est revenue et m’a demandé si je voulais un autre cappuccino. Nous sommes à Girone et il y a toujours des trucs marrants avec la langue… Quand j’en ai commandé un troisième, elle a dû penser que c’était drôle et c’est parti de là. J’en ai commandé un quatrième, puis un cinquième. Elle a continué à les apporter et, comme elle les apportait, je les buvais et c’est devenu de plus en plus drôle – surtout pour Zabriskie. Finalement, j’en ai bu treize ou quelque chose comme ça…

Zabriskie en buvait aussi ?
Non, il s’est arrêté à quatre ou cinq. Puis, j’étais tellement fatigué que je suis rentré et que j’ai fait une sieste.

Même avec cette dose de caféine ?
Oui, je ne sais pas pourquoi, mais je peux dormir même après avoir pris pas mal de caféine. Donc, nous sommes rentrés et Zabriskie a raconté l’épisode à l’un des gars qui étaient partis s’entraîner et c’est arrivé aux oreilles de Lance et, à ce moment-là… C’était au début de l’année et je n’avais pas passé beaucoup de temps à m’entraîner avec lui. Il a dû penser : «  Ce gars fait n’importe quoi. Tout ce qu’il aime, c’est déconner et il faut lui dire ce qu’il doit faire. » De là, il me dit de venir m’entraîner avec lui et il commence à me dire comment je dois me comporter et comment je dois m’entraîner. Je n’allais pas discuter. Je suis avec Lance Armstrong qui me dit comment m’entraîner. Je ne vais quand même pas lui dire : « Je me suis déjà beaucoup entraîné. J’ai déjà beaucoup travaillé pour arriver à ce niveau. » J’ai donc écouté religieusement. J’étais parfaitement heureux de recueillir ses conseils, mais ce que j’ai retenu de cette conversation, c’était que je devais m’adapter, qu’il valait mieux ne pas se faire remarquer et ne pas passer pour le cinglé de service. » Je pense que c’est en partie ce qui explique sa frustration quand je suis parti. Il avait l’impression que tout ce que j’avais était dû aux conseils qu’il m’avait donnés. En fait, il n’avait aucune idée de tous les efforts que j’avais faits à l’entraînement ni de tout ce que j’avais dû faire pour en arriver là.

Il n’a pas cherché à savoir d’où vous veniez ?
Non, ça lui était égal, ce qui était très bien, et lorsque j’ai finalement quitté l’équipe, il a pris ça pour un affront personnel – en fait, il a toujours tendance à réagir de cette façon-là – mais j’imagine que, dans son esprit, il a dû penser : « Tout ce qu’il a, c’est grâce à nous et il devrait faire preuve d’un minimum de loyauté. » Et parce que nous sommes un peu semblables d’une certaine manière, j’ai été vexé parce que je savais que j’avais fait le meilleur boulot possible pour 60 000 dollars par an. J’étais meilleur que les types qui en gagnaient 800 000 ! Comment pouvaient-ils m’en vouloir et dire que je leur devais quelque chose ? Je veux dire – et ce n’est pas propre au vélo – mais c’est toujours l’aspect « affaires » quand vous voulez quelque chose et l’aspect « amitié » quand ils veulent quelque chose et, finalement, c’est de cette manière qu’ils ont fini par présenter la situation. J’ai essayé de gérer tout ça un minimum, mais il aime tellement tout contrôler et il est si inflexible que je me suis dit que ce n’étais pas la peine d’essayer de gérer ça. En plus, je ne tenais pas plus que ça à être son ami parce qu’à ce moment-là, j’avais compris qu’on ne pouvait pas et je me suis dit : « Tant pis. Je ne lui adresse plus la parole. » J’aurais pu être un peu plus astucieux sur le plan politique et me dire qu’il ne fallait pas que je devienne son ennemi. C’est peut-être pour ça que j’en suis à ce point-là aujourd’hui mais…

Vous avez couru pendant trois saisons avec Armstrong et l’équipe US Postal, en 2002, 2003 et 2004. C’est juste ?
Oui, c’est exact.

Vos parents sont venus sur le Tour en 2004 ?
Oui, ainsi que mes trois sÅ“urs cadettes. Ils sont restées sur les étapes des Pyrénées et pour la plupart des étapes de montagne avant de rentrer aux États-Unis. Ils ne sont pas allés à Paris. Ils n’aiment pas les grandes villes. Ils peuvent s’accommoder de la campagne mais ils n’ont pas voulu aller en ville.

C’était la première fois qu’ils prenaient l’avion ?
Non, j’avais pris l’avion avec eux pour aller en Californie une fois… probablement en 2003.

Qu’ont-ils pensé du Tour ?
Ils ont été contents de me voir et de regarder la course, même si c’était compliqué de circuler et de gérer tout ça. C’est une chose d’aller en France, mais c’est autre chose d’essayer de voir le Tour. Je crois que cette partie-là a été si stressante qu’ils n’ont pas pu visiter les alentours et qu’ils n’ont pas apprécié le pays. Ils ont été heureux d’être là et de me voir. Le point positif, c’est qu’ils ont compris pourquoi j’étais fasciné par le Tour de France. Ils ont vu l’énormité de l’événement et la ferveur qu’il suscitait. C’était en partie pourquoi je voulais qu’ils viennent parce que c’est quelque chose qu’on ne ressent pas à la télé. Mais je suis sûr qu’ils ont été contents de rentrer parce que, même en y étant habitué, c’est quand même épuisant. J’ai réellement Ã©té étonné : je ne pensais pas qu’ils viendraient – pas pour je ne sais quel motif religieux – mais je pensais qu’ils auraient eu peur. Pour quelqu’un qui n’a jamais voyagé pendant cinquante ans, ce n’est pas évident de vouloir aller dans un endroit comme ça.

Qu’est-ce que cela a signifié pour vous ?
Beaucoup. J’avais toujours espéré qu’ils pourraient voir et comprendre tout ça et c’était super de les savoir là et de les apercevoir sur le bord de la route. Je suis heureux qu’ils aient pu voir ça, surtout à la lumière de ce qui s’est produit plus tard. Sinon, ils n’auraient pas du tout compris ce qui se passait ni pourquoi ça faisait toute une histoire. Ce n’est pas ce que je pensais à l’époque, mais rétrospectivement, c’était vraiment bien qu’ils aient pu venir. Ils ont pu voir toute cette agitation et comprendre comment on pouvait être amené à prendre des décisions qu’il serait impossible de comprendre si on n’avait aucune idée de ce que c’était.

Il y a eu des tensions au sein de l’équipe pendant le Tour 2004. Après l’épreuve chronométrée de l’Alpe d’Huez [Landis s’est classé 21e de l’étape], Bruyneel vous a accusé de manquer de loyauté.
Ça m’a beaucoup dérangé parce que, si on peut avoir une certitude, c’est que je suis… vous ne trouverez pas un équipier plus loyal que moi. Si je suis votre coéquipier, et si j’accepte de faire quelque chose, je le fais. Ils m’avaient demandé de ne pas rouler à bloc [dans le contre-la-montre] et de garder des forces pour le lendemain. Bruyneel m’a accusé d’avoir fait le forcing et ça m’a vraiment dérangé. Jamais je ne leur ai donné une raison de penser que je n’avais pas fait ce qu’on m’avait demandé. C’est à ce moment-là que j’ai décidé qu’à aucun prix je ne resterais dans cette équipe. Ils pouvaient me dire tout ce qu’ils voulaient. Cette remarque m’a tellement contrarié que rien n’aurait pu me faire rester dans l’équipe, rien.

Dans l’interview du Wall Street Journal, vous avez décrit les méthodes utilisées au sein de l’équipe pour les transfusions sanguines pendant le Tour de France 2004 – d’abord dans un hôtel à Saint-Léonard-de-Noblat lors de la première journée de repos, puis, plus tard, alors que la course arrivait dans les Alpes. Voici le passage : « Les transfusions dans la chambre d’hôtel près de Saint-Léonard-de-Noblat n’ont pas été la seule occasion pendant le Tour 2004 où certains coureurs ont fait des transfusions sanguines, » a déclaré M. Landis. La deuxième fois, dit-il, la scène a encore été plus étrange. C’était après l’étape du jour, le bus de l’équipe s’est arrêté sur une toute petite route de montagne. Le chauffeur a ouvert le capot arrière pour simuler une panne et s’est mis à faire semblant de réparer. Le bus avait de grandes banquettes de chaque côté et un coureur s’est allongé sur chaque banquette, a expliqué M. Landis. Les médecins les ont perfusés en fixant les poches de sang aux parois du bus à l’aide de ruban adhésif. M. Armstrong a effectué sa transfusion, allongé sur le sol. M. Landis a dit que la procédure avait pris environ une heure. » Est-ce que c’est une description précise de ce qui s’est produit ?
Oui, tout à fait.

Avant cette interview, tout ce que nous savions de ce qui se passait vraiment dans l’équipe venait de deux autres anciens coureurs de l’US Postal, Jonathan Vaughters et Frankie Andreu et d’un échange de courriers électroniques largement rendu public en 2005…
Vaughters : C’est le truc le plus drôle que j’aie jamais entendu : pendant la journée de repos du Tour de l’an dernier, Johan et Lance ont vidé dans les toilettes la poche de sang de Floyd, devant lui, pour qu’il soit un ton en dessous.
Andreu : La vache ! Je n’avais jamais entendu ça. C’est complètement dingue !!! 

Oui, j’ai lu ces e-mails, mais je… je ne vois vraiment pas à quoi il faisait référence si ce n’est… Dans l’épisode du bus, qui était la dernière fois où j’ai fait une transfusion sanguine dans cette équipe, nous roulions tellement bien que tous les autres avaient l’air ridicules. Le médecin ne m’a transfusé que la moitié de la poche de sang et a jeté le reste. Il n’y avait rien de malveillant là-dedans. Il m’a seulement dit : « Bon, il faut contrôler ça. Moins on te donne, plus c’est facile de manÅ“uvrer. » Et je lui ai répondu : « Non, vas-y. Mets-moi tout. » Et il m’a dit : « Non. On est assez forts comme ça. » Il n’y a rien eu de spécial. C’est probablement lorsque j’ai raconté cette histoire à Allen Lim ou à Vaughters… non, je n’aurais pas raconté ça à Vaughters, il a dû en entendre parler, mais je suis probablement trompé à cause de la controverse de l’Alpe d’Huez le lendemain et ça s’est transformé. C’est encore un truc qui a fini dans la presse. J’avais lu ça, mais je ne savais pas quoi faire. Je voulais rectifier, mais si je rectifiais, je devais avouer que je faisais bel et bien des transfusions sanguines, donc j’étais obligé de ne rien dire et de faire comme si rien ne s’était passé.

De ce Tour 2004, on retient un autre incident, celui de l’Italien Filippo Simeoni. [Peu après le début de la 18e Ã©tape d’Annemasse à Lons-le-Saunier, Simeoni s’est joint à une échappée de six coureurs et a été pris en chasse par Armstrong. L’Italien ne représentait aucune menace pour le maillot jaune, mais Simeoni avait témoigné contre l’ami d’Armstrong, le docteur Michele Ferrari, à l’occasion d’un procès sur le dopage en 2002.] Quelle a été votre attitude lors de cet épisode ?
Ça m’a beaucoup contrarié… Il s’est trouvé que j’étais à l’avant lorsque Lance est parti comme une bombe. De toute évidence, il ne voulait pas que l’on prenne sa roue. Je savais pourquoi il faisait ça. Dans le bus, il nous avait dit : « Attention, ne laissez pas partir Simeoni dans une échappée. » Je me suis retourné et j’ai dit aux autres de rouler, mais il était déjà à moitié revenu sur les échappés. J’ai immédiatement sauté sur la radio et j’ai dit à Johan [Bruyneel] : « Il faut demander à Lance de se relever, » et la seule réponse a été la suivante : « C’est à vous de mener la chasse. » Je lui ai dit : « Mais enfin, je ne vais quand même pas passer pour un idiot en menant la poursuite derrière le leader de la course alors que je suis dans la même équipe que lui.  Tu me prends pour un idiot, ou quoi ? J’arrive. » Je me suis laissé glisser à l’arrière et je suis allé à la hauteur de la voiture de l’équipe : « Johan, c’est ridicule ! On a l’air de quoi ? Il va passer pour un imbécile. Comment allons-nous expliquer ça ? Il faut que tu lui dises de se relever. » C’est alors qu’il a demandé à Lance de se relever, mais lui ne voulait rien savoir. Johan m’a dit de remonter à l’avant et de rouler. Je lui ai dit : « Non, Je ne veux rien avoir à faire dans cette histoire. Je reste à l’arrière. » et je suis resté à l’arrière du peloton jusqu’à ce que Simeoni soit repris. J’ai pensé que c’était stupide et j’ai dit ce que je pensais – ce n’était pas une question d’apprécier Simeoni ou non – mais c’était tout simplement idiot de faire ça dans la course. C’était complètement injustifiable et je ne voulais pas me prêter à ce jeu. » Personne n’a rien dit. J’ai été le seul à l’ouvrir contre Lance. Si quelque chose n’allait pas – et là, c’était flagrant – il fallait absolument que je le dise.

Voulez-vous dire que ce n’était pas bien parce qu’il était leader de la course et que vous étiez dans l’équipe ?
Non, mais ce n’était pas bien de traiter Simeoni comme ça. Je n’aurais jamais fait ça.

Ce n’était pas bien de traiter Simeoni de cette manière ?
Tout à fait, mais ce que je voulais dire à Johan n’avait rien de moral à ce moment-là. Mon argument pour essayer de l’arrêter était le suivant : « C’est stupide. À quoi cela sert-il ? » Je n’étais pas d’accord avec ce qu’il faisait. Je n’aurais jamais fait ça. D’accord, j’avais accepté le fait de gagner tout en me dopant, mais je n’aurais jamais pu accepter d’empêcher quelqu’un d’autre de gagner parce qu’il ne se dopait pas. Cela m’aurait vraiment gêné. Jamais je n’aurais fait ça. Je ne fais pas de compétition pour empêcher quelqu’un d’autre de gagner. C’est là une différence entre Lance et moi. Je tire ma satisfaction de gagner ou d’atteindre un objectif, alors que lui aime empêcher les autres de gagner.

Vous avez dit plus tôt que par certains côtés vous étiez semblables ?
Oui, c’est vrai. Je ne laisse jamais tomber. Si je décide de faire quelque chose, je ne laisse jamais tomber, jamais, et il le sait. C’est également pourquoi, même si j’ai été idiot de m’en faire un adversaire, je ne peux pas croire qu’il ait pris la décision de m’empêcher de réussir dans le cyclisme. Il a passé beaucoup de temps en 2005 à me traiter comme Simeoni : ils me prenaient en chasse sans raison et faisaient des trucs bizarres. Je n’en ai jamais parlé, mais je savais pourquoi il faisait ça.

On vous a posé la question dans une interview en 2006, mais vous avez botté en touche. Vous n’avez pas réellement répondu.
Je sais. J’essayais toujours d’éviter cette question parce que je pensais à ce moment-là que ça paraissait mesquin. En plus, personne ne m’aurait cru. Pourtant, je le savais pertinemment. Une fois, pendant le Dauphiné, Chechi [Rubiera] est venu me voir et s’est excusé de m’avoir pris en chasse sans raison. « Tu sais pourquoi je fais ça, » et je lui ai répondu : « Pourquoi écoutes-tu ce qu’il te dit ? » – « Parce que je ne peux pas faire autrement. » Je n’en ai pas tenu compte, mais je le savais. Et c’était ma faute dans la mesure où je savais que ça allait se produire lorsque j’ai quitté l’équipe. C’était un choix : « Si je quitte l’équipe, c’est ce qui va m’arriver. »

Sur le plan financier, quelle était la différence entre votre salaire de 2004 et celui que vous versait Phonak en 2005 ?
Mon salaire était de 230 000 dollars en 2004 et de 500 000 en 2005.

Vous avez doublé votre salaire ?
Je l’ai doublé et c’est ce qu’ils m’ont proposé… Je savais ce qu’ils faisaient et il n’y avait rien de mal à ça. Évidemment, cela a renforcé ma détermination à partir…

À quitter l’US Postal ?
Oui, [sur le Tour 2004], pendant les dix premiers jours, sur les étapes de plat, ils m’ont fait travailler à l’avant tous les jours, sans exception. Ils attendaient que je sois fatigué pour venir me parler. C’est ce qu’ils ont fait la première année où j’ai couru le Tour : ils viennent négocier quand vous êtes complètement mort en vous disant : « Ã‰coute, tout va bien se passer. Nous allons bien nous occuper de toi. » Mais le problème [en 2004], c’est que je n’ai pas eu de jour « sans ». Et c’est ainsi qu’ils sont venus me parler pendant que je m’échauffais pour le dernier chrono [l’avant-dernière étape] et qu’ils m’ont proposé 300 000 dollars par an sur trois ans, ce qui était moins que ce qu’ils [Phonak] me proposaient pour deux ans. Je leur ai dit que je voulais être payé 500 000 et que s’ils ne voulaient pas me payer, c’était leur problème. Ils m’ont dit : « Tu sais très bien que nous n’avons pas l’habitude de faire monter les enchères et que nous payons les gens selon leurs mérites. » Je leur ai répondu que, là d’où je venais, on valait ce que les gens acceptaient de vous payer. « Pas de problème, » ai-je ajouté, « je pars ». Je ne les ai plus jamais appelés à partir de ce moment-là. Je suis allé négocié avec Phonak. C’est alors que j’ai eu un coup de téléphone de Johan [Bruyneel] ou de Bill Stapleton [l’agent d’Armstrong] me demandant ce que je faisais : « Tu restes ou non ? » – « Non, tu m’as déjà dit que tu n’allais pas revoir ta proposition à la hausse. » Alors, j’ai eu un appel de Lance me disant que je n’étais pas loyal et qu’il n’y avait aucune raison qu’ils me fassent une meilleure proposition parce qu’ils m’avaient déjà aidé lorsque j’avais des dettes et que je n’avais plus un sou. C’est alors que je lui ai dit : « Je reste pour le même salaire. Si vous ne voulez pas me payer à ma valeur, vous allez me traiter comme si je ne valais rien. » À ce moment-là, étant donné ce qui était arrivé sur le Tour et l’accusation d’avoir roulé trop fort dans l’Alpe d’Huez, et d’autres trucs comme ça, je n’avais de toute façon aucune intention de rester. Lance m’avait à nouveau appelé un peu plus tard. À mon avis, ils étaient obligés parce que je pense qu’ils savaient que ma décision était déjà prise : « OK, » m’a-t-il dit, « c’est quelque chose que nous ne faisons jamais, mais nous allons te proposer le même salaire qu’eux. » « Non, » ai-je répondu, « vous m’avez déjà dit que vous ne vouliez pas. Je ne reste pas. » Ce fut la fin de ma relation avec Lance.

D’accord. Étant donné votre ambition de gagner le Tour, étant donné ce que vous savez de Lance et de son influence au sein de l’UCI et étant donné que vous aviez travaillé avec Ferrari dans le cadre d’un programme de dopage, ne vous êtes-vous pas demandé comment vous alliez faire si vous renonciez à ce programme, si vous rompiez ces liens et si vous les poussiez à bout. Comment alliez-vous réussir ? Avez-vous vraiment réfléchi à toutes les conséquences ?
Oui, tout à fait, et je me suis demandé… pas comment j’allais faire, moi, mais comment ils allaient faire, eux, pour m’en empêcher. À ce moment-là, j’avais vu que tout ce dont j’avais besoin, c’étaient de quelques transfusions sanguines et d’un peu d’anabolisants [stéroïdes]. Je savais que je pouvais récupérer assez bien tout seul et que je pouvais m’entraîner suffisamment sans prendre d’autres trucs bizarres. C’était tout ce qu’il m’avait fallu jusqu’en 2004 et j’étais très bon en 2004. À peu de chose près, j’avais atteint mon meilleur niveau. Et je savais que si je parvenais à m’améliorer juste un tout petit peu, je serais suffisamment fort pour gagner. Je n’avais plus vraiment besoin des conseils de Ferrari et j’avais en ma possession quantité d’autres informations de sa part. Mon souci principal était le suivant : va-t-on demander à l’UCI de manipuler quelque chose ou de faire quelque chose contre moi ? Et quand il ne s’est rien passé en 2005, je ne m’en suis plus préoccupé parce qu’à ce moment-là je pensais que ma carrière n’allait plus durer très longtemps de toute façon à cause de ma hanche.

À quel moment vous êtes-vous rendu compte que vous aviez un problème de hanche [nécrose avasculaire] ?
C’est l’autre chose qui s’est produite en 2004 ; deux semaines environ après avoir dit à l’US Postal que je ne courrais pas pour eux, Tyler [Hamilton] a été contrôlé positif et on a commencé à se demander si Phonak allait tout simplement exister [en raison des retombées du contrôle positif de Hamilton]. Ils sont revenus vers moi et m’ont dit que j’étais libre de partir. C’est alors que j’ai reçu un appel de l’US Postal me proposant le même contrat pour revenir – même après les échanges que j’avais eus avec eux, ils voulaient quand même me faire signer. À ce moment-là – je pense que c’était le même jour – j’étais allé passer un contrôle pour ma hanche et on m’avait dit qu’elle ne tiendrait pas plus d’un ou deux ans. Tout à coup, il fallait prendre une décision : quelle était l’équipe qui avait le plus de chances de pouvoir me payer ? À qui parler de ce problème de hanche ? J’avais déjà signé un contrat avec Andy Rihs [le patron de Phonak] sans savoir que j’avais ce problème, donc je n’étais pas obligé de lui en parler. Sinon, je pouvais retourner à l’US Postal où je savais que j’aurais la protection de l’UCI, que je serais payé et qu’ils ne me poseraient pas de questions sur ma hanche. Je me suis fait opérer et, cinq jours plus tard, j’ai pris l’avion pour la Suisse, où je devais rencontrer Andy Rihs. J’ai longuement discuté avec lui. J’ai apprécié l’homme ; d’après ce que l’on m’avait dit de lui, c’était un homme en qui on pouvait avoir confiance et je savais que, lorsqu’on était dans son équipe, on était payé à coup sûr. Si je retournais à l’US Postal, je savais que je devrais ravaler ma fierté. C’était quelque chose que je ne voulais pas et j’ai donc décidé de signer. Après, je me suis surtout préoccupé de moi parce que je devais reprendre des forces après l’opération. Il m’a fallu presque une année entière pour y parvenir. Je n’ai pas pesé dans les courses de printemps et ils [l’US Postal] ne se sont pas préoccupés de moi. Sur le Tour, il y a eu un peu de ce genre de [mauvais] comportements, mais pas beaucoup parce que je pense qu’ils l’avaient diminué [le dopage] cette année-là, car l’équipe dans son ensemble n’était pas aussi forte et ils n’avaient pas neuf coureurs capables de ridiculiser tout le monde et de l’emporter. Puis il [Armstrong] est parti. Il a raccroché et j’ai pensé qu’il y avait peu de chances qu’il tire les ficelles une fois parti. Je pensais qu’il partirait sans se retourner – c’était ce que je pensais – et, après, je ne me suis plus fait de soucis du tout. À ce moment-là, je me suis mis à parler davantage à Johan et j’ai eu de meilleures relations avec lui. La situation s’est améliorée pendant toute la saison 2006, mais je n’ai jamais renoué avec Lance après 2004, ça, c’est certain.

Ce Tour 2005 a été la 7e victoire d’Armstrong. Il a fait un discours sur les Champs-Élysées : « C’est un podium de rêve sur lequel je me tiens. Jan [Ulrich] est quelqu’un d’exceptionnel et c’est un adversaire intraitable. Ivan [Basso], hé bien, tu es vraiment difficile à battre. Tu es un ami et peut-être que tu es l’avenir de la course dans les années qui viennent. » Il ne vous a pas mentionné.
Aucun problème. Nous n’étions plus amis à ce moment-là, mais je sais qu’il savait que je pouvais travailler dur et que j’étais un aussi bon coureur cycliste que lui.

Plus tard, dans le même discours, il a dit ceci : « Je voudrais adresser un message aux gens qui ne croient pas au cyclisme, aux cyniques, aux sceptiques, je suis navré pour vous. Je suis navré vous ne puissiez pas faire de rêves et je suis navré que vous ne croyiez pas aux miracles. Cette course est un enfer, c’est un grand événement sportif et vous devriez croire en ces athlètes et vous devriez croire en ces personnes. Je serai un fan du Tour de France tant que je vivrai. Il n’y a pas de secret ; c’est l’événement sportif le plus dur et c’est quand on travaille dur qu’on peut le remporter. Vive le Tour [en français dans le discours (NdT)] pour toujours. » Ainsi donc, il n’y a aucun secret ?
Ce qu’il a voulu dire par « il n’y a pas de secret », c’est… il y a un monde parallèle où les supporters voient ce qu’ils ont sous les yeux. Ils aiment ce monde tel qu’ils l’imaginent, et, de l’autre côté, il y a le peloton qui connaît la véritable histoire. Par conséquent, il n’y a aucun secret dans le peloton, le management, l’UCI et toutes les parties ayant un intérêt financier dans le vélo. C’est comme ça qu’il justifiait tout ce qu’il disait. Dans une certaine mesure, on pourrait en dire de même pour moi.

À quoi avez-vous pensé quand vous avez entendu ce qu’il avait dit ?
Je ne me rappelle pas avoir pensé quelque chose de particulier. À cette époque-là, je connaissais les faits et je savais que tout ce qu’il disait, et notamment ce discours, s’adressait à ceux de l’extérieur qui regardaient. Pour moi comme pour le reste du peloton, ce n’était que du blabla convenu.

Où étiez-vous deux semaines plus tard, quand L’Équipe a titré « Le mensonge Armstrong » et a indiqué que six de ses échantillons congelés provenant du Tour de France 1999 prouvaient qu’il avait utilisé de l’EPO ?
Je suis à peu près certain que j’étais rentré en Californie. Vous allez probablement avoir du mal à me croire, mais vraiment, je n’ai pas été surpris de voir que Steve Johnson [président de USA Cycling] le défendait. Cela me confirmait que, quoi qu’il arrive, il était toujours protégé.

Comment avez-vous géré votre dopage en 2005 ? L’article du Wall Street Journal dit ceci : « Monsieur Landis a dit qu’il avait engagé un médecin espagnol à Valence pour réaliser des transfusions et qu’il avait payé une personne 10 000 dollars pour effectuer deux livraisons distinctes de poches de sang de 500 ml pendant le Tour de France 2005. »
En 2004, l’US Postal s’est débarrassée de Luis Garcia Del Moral, qui était le médecin de l’équipe, et je savais qu’il était souvent chargé de la logistique des transfusions et de ce genre de trucs. J’ai donc pris contact avec lui et je lui ai demandé s’il était prêt à le faire pour moi. Je l’ai payé pour ça.

Del Moral ?
Oui.

Vous avez payé Del Moral ?
Oui.

Ça a « marché » ?
Marché ? Oui, la raison pour laquelle je n’ai pas été aussi fort en 2005 qu’en 2004 ou 2006, c’est que j’avais été opéré pendant l’hiver et que je n’avais pas pu marcher pendant plusieurs semaines. Il m’a fallu un moment pour revenir en forme. Dopage ou pas, cela n’allait rien changer. J’ai fait la même chose en 2004, 2005 et 2006 ; la seule différence, c’est que j’ai eu mes problèmes de hanche, les soins et tout ça. En fait, pour chaque Tour, j’ai fait exactement le même volume de transfusions sanguines, à l’exception du premier [2002]. Pour ce premier Tour, j’avais fait une transfusion de 500 ml et, pour les quatre suivants, 1 000 ml à chaque fois. J’en ai fait à trois reprises en 2006 parce qu’il était plus facile de conserver les mêmes paramètres sanguins, qui étaient contrôlés. Mais, finalement, j’ai transfusé le même volume total… Oui, Del Moral, même s’il nie avoir jamais été témoin de dopage, comme tout le monde, il l’a bel et bien pratiqué.

D’accord. Donc, le Tour de France 2006 se profile, Lance a pris sa retraite sportive, vous êtes maintenant établi comme un concurrent sérieux et vous êtes devenu une star à part entière. Qu’avez-vous ressenti ?
Par certains côtés, ce n’était pas confortable, mais je savais que ma hanche n’allait pas durer toujours et qu’il y avait une forte probabilité qu’une fois remplacée… eh bien, je ne savais pas si j’allais encore pouvoir courir. De ce fait, j’ai toujours été parfaitement conscient que c’était quelque chose de provisoire et que tout ce qui était agréable dans ce domaine n’allait pas durer toujours, mais ça m’a plu. Ça m’a permis d’être bien traité ; la pression qui pèse sur vous pour l’emporter est forte, mais ça ne me gênait pas… Oui, c’était bien, mais, la plupart du temps, soit je m’entraînais, soit j’étais entièrement focalisé sur le Tour de France. Je ne fréquentais pas les rock stars et ce genre de choses. J’étais focalisé sur le Tour. Un point, c’est tout.

Qu’est-ce que le fait d’avoir de l’argent a changé pour vous ? Est-ce que cela vous a transformé ?
Non, je n’ai pas dépensé plus d’argent qu’avant. Je n’ai rien changé. Je n’ai acheté aucune grosse voiture ni…

Et la Harley-Davidson ?
Oui, je sais que ça ressemble à un signe extérieur de richesse, mais, en réalité, je l’ai achetée – et peut-être que ça va vous amuser – parce qu’en 2005 et 2006, ils ont commencé à multiplier les contrôles anti-dopage hors compétition. Je l’ai achetée parce que je pouvais la mettre dans le garage et porter un casque noir et un foulard sur le bas du visage. Max, qui était mon beau-frère à ce moment-là, me suivait toujours en voiture pendant mes entraînements. Je lui disais d’aller voir s’il n’y avait personne dehors et, s’il me disait qu’il y avait quelqu’un, je montais sur la Harley et je filais.

Excusez-moi, mais je ne comprends pas.
S’il y avait quelqu’un qui venait pour un contrôle alors que j’étais à la maison, je pouvais aller au garage, enfiler mon casque, mettre le foulard et mon blouson et m’en aller à moto. Il aurait pu dire que c’était moi, mais je pouvais nier en disant que je ne savais pas du tout de quoi il voulait parler. Par contre, s’il m’avait vu partir, il aurait pu m’accuser de m’être soustrait à un contrôle. C’est pour ça que je l’ai achetée. Je ne l’ai presque jamais utilisée.

C’est pour ça que vous l’avez achetée ?
Oui (rires). C’était tout le sel de la mettre dans le magazine. C’est pitoyable, je ne devrais même pas en rire parce que je ne tirais aucune satisfaction ni aucun plaisir en prenant ces risques. Je suppose que certaines personnes aiment cette part de risque. Moi pas.

Pas vous ?
Non, c’était seulement quelque chose de pratique… J’étais obligé de faire ça… Il fallait que j’y arrive. Ça me stressait plus que ça ne m’amusait. Non, ça ne me plaisait pas.

Comment avez-vous imaginé cela ?
Il fallait penser à tout. Il y avait des choses que je devais gérer. Je devais gérer mes entraînements, je devais veiller à ne pas me faire prendre lors d’un contrôle hors compétition ou en compétition. Il ne fallait vraiment rien faire qui puisse être détectable, alors…

En 2005, avez-vous fait une transfusion sanguine qui ait mal tourné ?
Non.

Avez-vous jamais fait une transfusion qui ait mal tourné ?
Non, pas à ma connaissance. Parfois, elles semblaient plus efficaces que d’autres fois mais… il faut quand même dire la vérité sur le dopage. On en est arrivé dans la presse à dire que le dopage vous donne un avantage de 40 %, mais tout ce qui arrive dans le cyclisme sans dopage arrive dans le cyclisme avec dopage : on a toujours des bons et des mauvais jours et toutes les autres variables. Peut-être qu’une fois vous n’avez pas bien dormi, un autre fois, vous ne vous êtes pas bien alimenté, une autre fois vous avez un bon jour, une autre fois un jour « sans ». À chaque fois qu’on parle de dopage, on lui attribue tout ce qui s’est passé, mais, en réalité, ça arriverait quand même sans dopage. Ça change seulement le différentiel entre la vitesse à laquelle vous roulez et celle à laquelle vous auriez roulé sans dopage. Je ne connais pas le rapport. Ce n’est pas 40 %, mais ça aide bel et bien. C’est indiscutable que ça aide.

2006 est votre meilleure saison ; vous gagnez Paris-Nice, le Tour de Géorgie et le Tour de Californie. Vous êtes l’un des favoris du Tour de France. La course commence à Strasbourg dans le contexte de l’Opération Puerto et de l’exclusion de plusieurs coureurs, notamment Ulrich et Basso. Quel était votre sentiment à ce moment-là ?
À vrai dire, j’ai sérieusement envisagé de tout laisser tomber. J’en suis vraiment venu à me dire que je n’allais pas prendre de risques, mais, après y avoir réfléchi, je me suis dit ceci : le fait que ce soit maintenant public et que ce soit sorti de cette manière ne va pas changer la vision qu’en ont les gens. Ça ne va pas modifier la manière dont l’UCI gère ces choses-là. Ce sont eux qui couvrent tout et ils ne vont pas tout à coup découvrir le pot aux roses. Je me suis dit que les risques étaient les mêmes que pour les autres Tours. C’était mon analyse et il me semble que c’est bien ce qui s’est produit. Je n’ai pas le sentiment que quelque chose d’extraordinaire se soit produit ; il n’y a pas eu de descentes de police ni de changements au niveau de la façon dont l’UCI gérait ça. Malgré tout, j’ai envisagé de ne pas me lancer dans tout ça parce qu’il y avait une possibilité que l’UCI dise : « Voilà, c’est une chance à saisir. On brûle tout et on repart à zéro. » Et puis, je me suis dit que s’ils faisaient ça et s’ils se mettaient à contrôler des échantillons anciens à la recherche de produits dopants qu’ils ne pouvaient pas déceler avant, il y avait des chances que je sois pris de toute façon et, dans ce cas, pourquoi ne pas tenter de l’emporter après tout ? Ça n’a pas été facile de peser les risques, mais j’en suis arrivé à la conclusion qu’ils n’étaient pas tellement plus importants qu’avant. J’ai donc pris le risque et j’ai fait comme prévu.

Qu’en est-il de la logistique du stockage et du transport de sang ?
Ce n’est pas si compliqué que ça. Il faut le conserver juste au-dessus du point de congélation et le plus simple, si vous n’avez pas de réfrigérateur médical spécifique, ce qui était mon cas, c’est de mettre au réfrigérateur un grand récipient d’eau rempli de glaçons. Tant qu’il y a des glaçons dans l’eau, l’eau est toujours au-dessus de zéro. Et il suffit de laisser la poche dedans. Il est inutile d’avoir du matériel médical. La seule chose qu’il est difficile d’avoir, ce sont les poches de sang, mais je pouvais en avoir auprès des Espagnols [ses coéquipiers] ou de del Moral ou d’autres personnes. Quand vous en avez, tout ce dont vous avez besoin, c’est d’eau et de glaçons.

Où avez-vous effectué les prises de sang pour ce Tour ?
En Espagne, dans mon appartement.

Avez-vous emmené les poches de sang avec vous ou les avez-vous données à quelqu’un ?
Je les ai données à quelqu’un d’autre. Je ne peux pas vous dire le nom de cette personne parce que je l’ai donné aux autorités afin qu’elles puissent… disons qu’il y a des noms que je ne veux pas citer tant que les autorités n’auront pas fait ce qu’elles ont à faire.

Quand avez-vous effectué les transfusions ?
J’en ai fait une le soir qui a précédé la première étape de montagne, puis… Voici ce que j’ai fait. Je ne pouvais pas commencer le Tour avec un taux d’hématocrites trop élevé. J’ai donc attendu les contrôles sanguins du début et, le soir précédant le prologue, j’ai fait une transfusion de 300 ml, ce qui m’a permis de débuter avec un taux d’hématocrites à 44. Il pouvait varier un peu, mais ça ne poserait pas de problème, même si j’étais contrôlé juste après. Ensuite, j’en ai fait une autre le soir précédant la première étape de montagne, où j’ai pris le maillot jaune, et j’en ai fait une autre avant la première étape alpestre. C’est plus facile d’en faire avant les étapes difficiles parce que plus les efforts sont intenses, plus les chiffres sont naturellement bas à cause des hormones de stress et tout ça… Si je regardais le profil du parcours, je pourrais vous dire. Envoyez-moi les questions par e-mail et je pourrai vous dire précisément parce que j’ai tout noté quelque part.

Donc vous prenez le maillot jaune dans les Pyrénées au Val d’Aran, vous le perdez au profit de Pereiro deux jours plus tard, vous le regagnez à l’Alpe d’Huez, le perdez le lendemain à La Toussuire et vous le reprenez à nouveau le lendemain lors de la chevauché épique vers Morzine. Vous vous soumettez au contrôle anti-dopage à l’issue de l’étape et on découvre des traces de testostérone dans votre échantillon. D’où vient-elle ? J’ai lu qu’elle se trouvait dans une transfusion.
C’est l’hypothèse que beaucoup de gens ont émise. À ce moment-là, je ne pouvais pas me défendre parce que je ne pouvais pas dire : « C’est à ce moment-là que j’ai fait la transfusion et c’est à ce moment-là que le contrôle positif a eu lieu. » Mais quand ils ont analysé les échantillons B avec d’autres tests, le schéma des échantillons positifs ne pouvait en aucun cas être lié aux transfusions. Ça n’avait aucun sens. La complexité du test était telle qu’ils pouvaient m’accuser sans que quelqu’un vérifie réellement ce qu’ils avaient fait. Ce labo… Ils font probablement de bons tests, mais les résultats qu’ils ont trouvés n’avaient absolument aucun sens. Ils n’ont jamais vraiment identifié la testostérone. Ce qui est vraiment incroyable… c’est que j’avais effectivement pris de la testostérone l’année précédente – j’avais pris de la testostérone en crème pendant toute la course – j’avais été contrôlé et rien n’était sorti. C’est à cette époque-là que je m’étais dit que, quitte à me doper, autant que je m’injecte des produits. La testostérone était plus facile à prendre, mais l’hormone de croissance marchait mieux.

Que voulez-vous dire par « marchait mieux » ?
L’effet était meilleur. Ces hormones ont un effet retard. Ce n’est pas comme prendre des amphétamines ou un médicament où la différence se fait sentir tout de suite ; il faut vraiment faire attention parce que les différences sont ténues. Certains anabolisants font effet plus rapidement que d’autres ; certains provoquent plus de rétention d’eau ; chez moi, l’hormone de croissance ne me donnait pas de sensation de raideur ni de gonflement par rapport à la testostérone. En plus, il n’y avait absolument aucun risque [de détection] avec l’hormone de croissance, mis à part le fait d’en avoir physiquement dans l’organisme. C’est pourquoi j’ai pris la décision de faire ça. L’USADA [l’agence américaine anti-dopage] m’a demandé d’essayer de rapprocher les contrôles avec ce qui est arrivé. Personnellement, je ne veux pas les critiquer, ni eux ni l’AMA [Agence mondiale anti-dopage], parce que j’ai vraiment la conviction qu’il y a chez eux des gens qui essaient de bien faire, mais je reste convaincu que si l’on veut mettre en place un régime de responsabilité stricte et rendre les gens responsables de tout ce qui se trouve dans leur organisme, il est préférable que tout soit parfaitement au point. J’ai bel et bien utilisé de la testostérone dans la période précédant le Tour ; je connais la vitesse d’élimination ; j’en sais plus aujourd’hui sur le fonctionnement du test d’isotope carbonique. J’en sais plus maintenant sur la durée de la variation du delta dans l’isotope de carbone, sur sa dégradation dans le temps, pourtant, je ne peux établir aucun lien avec une transfusion sanguine. À mes yeux, ça n’a tout simplement aucun sens.

D’accord. Revenons en arrière et analysons ce qui s’est passé dans la course. Donc, vous faites cette chevauchée fantastique jusqu’à Morzine, vous remportez la 17e Ã©tape sans pour autant vous emparer du maillot jaune.
Oui, c’est tout à fait juste.

Vous l’avez repris dans l’avant-dernière étape lors du contre-la-montre. C’est bien ça ?
Oui.

Donc, il reste encore la pression de l’épreuve chronométrée… Rien n’est encore joué, en fin de compte.
Non, pas vraiment, mais j’étais relativement sûr de mon coup… Je connaissais Pereiro et je savais qu’il n’allait pas essayer un truc qu’il n’avait pas encore essayé, donc… Je lui en avais parlé et il m’avait dit qu’il devait encore faire une transfusion sanguine, mais ça ne me tracassait pas parce j’étais de toute façon meilleur que lui au contre-la-montre…

Vous lui en avez parlé ?
Oui, nous en parlions librement dans le peloton, c’est pourquoi je n’imaginais pas que personne d’autre n’en ait fait avant moi. Vraiment, nous en parlions tout à fait librement. Il avait fait une transfusion sanguine et un peu d’hémoglobine de synthèse.

Vous voulez rire !
Pas du tout. Et après, c’est lui qui me pousse sous l’autobus (rires) et je dois accepter ça pendant quatre ans !

Ça alors !
Eh oui. C’est comme ça.

C’est incroyable.
(Il rit.) C’est une histoire stupide. Une longue histoire stupide.

Et l’US Postal ? Ils ne sont pas allés raconter partout qu’ils faisaient des transfusions. Ni Armstrong.
Oh, tout le monde le savait. Nous en parlions assez ouvertement. Peut-être pas Armstrong, mais les autres coureurs, si. Je me rappelle un épisode précis. Je pense que c’était en 2003. Nous avions fait une transfusion sanguine la veille au soir. Si on ne la fait pas exactement comme il faut en oubliant de bien la maintenir et d’appuyer dessus, [ça laisse une marque/un hématome] c’est une aiguille beaucoup plus grosse. [Le lendemain] pendant la course, Michael Boogerd est arrivé à ma hauteur et il m’a montré mon bras en souriant et en me faisant un clin d’Å“il avant de me montrer son propre bras, comme pour dire : « J’ai la même chose ! »

Je suis étonné, même si je ne devrais pas l’être, tellement tout cela est plausible. Quand Contador s’est fait prendre récemment, il y a eu des gens comme Basso et Schleck qui l’ont soutenu.
Oui, tout le problème est là justement. Pereiro a nié en disant que je lui avais volé [le Tour]. Pourtant, il était coupable, lui aussi.

Oui, c’est encore pire.
Je ne sais pas si c’est pire, mais c’était plus difficile à encaisser pour moi. Que dire ? Bon sang, je ne sais pas. À mon avis, ce qu’ils devraient dire, c’est ceci : « Bon, personne ne sera sanctionné, mais dites-nous, qu’est-ce que c’est que ce bordel ? » C’est ce que j’ai suggéré à l’USADA et à l’AMA. Pourquoi ne pas innocenter tout le monde et chercher à connaître la vérité ? Mais ils n’ont pas voulu.

À mes yeux, vous avez admis que vous vous dopiez, ou que vous vous étiez dopé pendant le Tour, à l’occasion de la conférence de presse où on vous a interrogé sur ceux qui avaient été pris dans le cadre de l’Opération Puerto. Le fait que vous ayez éludé les questions a pour moi été révélateur.
Je suis sûr que ça a été révélateur, mais je ne voulais vraiment pas mentir. Je me rappelle ces questions. Je me souviens avoir été interrogé là-dessus et avoir tenté de ne pas répondre directement. Ensuite, après avoir été contrôlé positif, je me suis trouvé dans une position où je devais y répondre et où j’avais une décision à prendre : que dois-je faire maintenant ?

OK. Nous y reviendrons dans un moment, mais allons d’abord sur les Champs-Élysées : Floyd Landis est le troisième Américain de l’histoire à gagner le Tour de France. Le Président Bush vous a appelé ?
Oui, peu après la fin de l’étape. J’étais rentré à l’hôtel, avant le dîner.

Armstrong vous a appelé ?
Je crois que j’ai parlé à Armstrong. Je ne me souviens pas exactement de ce qu’il m’a dit, mais oui…

Comment avez-vous fêté votre victoire ?
Phonak et Andy Rihs avaient organisé une réception et avaient loué un restaurant-bar complet. Nous avions invité la plupart des sponsors et des amis de l’équipe. Il devait y avoir au moins 150 personnes. Ils avaient présenté une vidéo du Tour et différents clips, puis nous avions dîné ; les gens se levaient pour faire un petit discours et c’était bien sympa. Nous ne sommes probablement pas sortis de là avant une ou deux heures du matin. Il se peut que certains aient prolongé la soirée, mais j’étais crevé et je suis rentré à l’hôtel, comme à mon habitude. Normalement, après le Tour de France, certains aiment sortir, mais moi, une fois que j’ai débranché, c’est fini, je sens la fatigue me tomber dessus. Le docteur Kay [son ami le docteur Brent Kay] était arrivé en avion le matin pour assister à l’étape et était resté pour la réception avec un certain nombre de mes amis. David et Rose étaient là ; ils ont repris l’avion pour les États-Unis le lendemain avec Ryan. C’est la dernière fois que j’ai vu David vivant. Voilà.

Amber est-elle rentrée aux États-Unis ?
Non, Amber est restée et elle m’a suivi en Hollande pour les critériums. Nous devions rester une semaine avant de prendre le chemin du retour. Nous sommes restés à peu près trois jours avant d’avoir la nouvelle et nous sommes rentrés directement en voiture à Paris, où Andy Rihs nous a rejoints avec ses avocats.

OK. Revenons en arrière juste un peu… Vous disputiez un critérium à Stiphout le mardi soir ?
Oui, c’est ça.

C’est donc le mercredi matin qu’on vous a appris la nouvelle.
C’est exact.

Comment l’avez-vous apprise ?
J’étais dans ma chambre. Amber et moi, nous occupions une suite avec salle de conférence, salon et chambre. Peu après m’être levé et avoir pris le petit déjeuner, j’ai reçu un coup de téléphone de John LeLangue. Il m’appelait depuis sa chambre : il était venu sur les critériums pour se détendre un peu. « Floyd, il faut que je te parle, » m’a-t-il dit. « Je peux venir dans ta chambre ? » Il avait la voix tremblante et semblait vraiment désemparé. J’ai tout de suite su qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas du tout. Cela faisait deux ans que je le connaissais et je ne l’avais jamais senti aussi inquiet. « Qu’est-ce qui ne va pas ? » Et il m’a répété : « Il faut que je te parle. Je viens dans ta chambre. » J’ai raccroché le téléphone. J’étais tétanisé. Je savais ce qu’il allait me dire.

Vous saviez ?
Oui, je l’ai su tout de suite.

Instinctivement ?
Oui, juste à cause du ton de sa voix. De toute ma vie, je n’avais jamais entendu quelqu’un d’aussi stressé. Je savais que c’était à propos de dopage et de Phonak. Mon seul espoir, c’était que ça ne soit pas moi, mais, en mon for intérieur, je savais que c’était moi parce que, sinon, il me l’aurait dit au téléphone. Il est arrivé dans la chambre. Il était affolé. Ses mains tremblaient. Nous sommes entrés directement dans la salle de conférence et il a fermé la porte. Il m’a dit immédiatement : « Floyd, on a un contrôle positif dans l’équipe. » « Qui ? » ai-je demandé. Il m’a dit : « Toi. » J’ai dû m’asseoir. Il s’est assis à la table en face de moi. « C’est pour quoi ? » « Je ne sais pas, » m’a-t-il répondu. « Martina m’a appelé du bureau. Ils ont reçu un fax. »

C’est ce que vous avez dit : « C’est pour quoi ? »
Oui, parce que je savais ce que j’avais fait et j’ai pensé que c’était peut-être à cause de la cortisone que j’avais utilisée pour ma hanche. J’ai pensé qu’ils avaient pu se tromper dans les justificatifs administratifs. C’était ce à quoi je me raccrochais.

Parce que vous aviez une dérogation pour l’utilisation de cortisone ?
Oui. « Je ne sais pas, » m’a-t-il dit, « mais il faut que j’aie le fax. Ils vont l’envoyer. » À ce moment-là, j’aurais surtout voulu être seul, mais je n’allais pas avoir cette possibilité avant plusieurs semaines. Je suis retourné dans le salon. Je ne voulais pas en parler à Amber mais, en me voyant, elle s’est rendu compte que quelque chose n’allait pas et je n’ai pas eu le choix. Je me suis assis à côté d’elle sur le canapé et je lui ai dit que j’avais été contrôlé positif. Elle s’est mise à pleurer et m’a demandé comment cela s’était produit. J’ai essayé de la rassurer, mais c’était difficile. Je savais qu’à l’instant même où John LeLangue me disait « Toi », ma vie était fichue et ne serait plus jamais la même. J’avais froid, j’étais couvert de sueur et incapable de prendre une décision, mais j’ai pris sur moi pour promettre à Amber que tout allait bien se passer pour nous deux et que j’allais faire tout ce qu’il fallait pour cela. C’était un sentiment que je n’avais jamais connu et que je n’ai plus jamais connu depuis. Je n’ai pas été bien pendant un mois. Je n’ai pas pu trouver le sommeil pendant au moins quinze jours. Je m’allongeais sans pouvoir fermer l’Å“il. Plus la situation s’éternisait, plus c’était pénible et plus j’avais du mal à prendre des décisions. Je n’arrivais pas à réfléchir calmement.

Que s’est-il passé ensuite ?
Nous avons attendu environ une demi-heure avant l’arrivée du fax, qui disait que le contrôle [positif] était dû à la testostérone. « Ã‡a n’a aucun sens. J’aurais pu imaginer n’importe quoi, mais ça, ça n’a pas de sens. Je ne sais pas quoi faire de ça. » John m’a dit : « Nous devrions sans doute partir d’ici parce que la presse va être avertie. Rentrons à Paris. Nous allons demander à Andy de sauter dans un avion et de nous rejoindre là-bas. » Nous avons pris la voiture et nous sommes retournés dans le même hôtel que celui où j’avais passé la nuit après avoir remporté le Tour – une grande suite avec une vue sur la Tour Eiffel. Je ne supportais plus cette chambre. Je me sentais oppressé rien qu’à l’idée de savoir ce qui allait arriver. Je savais que, quoi que je fasse, ça allait mal se passer et je n’étais prêt ni physiquement ni mentalement à affronter cette épreuve. J’étais fatigué, j’étais en France et je voulais surtout me sauver. Je ne voulais pas être là. Ce soir-là, Andy et ses avocats sont arrivés…

Et Amber ?
Elle était en permanence à mes côtés. Nous avons passé le mercredi et le jeudi matin à parler avec les avocats et les gens de Phonak, mais ils étaient surtout préoccupés par la gestion des problèmes d’Andy Rihs parce qu’il avait déjà connu cette situation. Phonak était une société anonyme et il allait devoir gérer ça. J’ai eu l’impression que tout se déroulait en une journée. Je suis incapable d’établir un distinguo entre jeudi soir, mercredi matin ou le samedi suivant – c’est quelque chose qui m’avait échappé jusqu’à il y a peu. Honnêtement, je pensais que David s’était suicidé plusieurs mois après la fin du Tour alors qu’en réalité il ne s’est écoulé que deux semaines. Cela m’a semblé une éternité et je suis hésitant sur la chronologie…

Le jeudi soir, il y a eu une téléconférence avec des journalistes américains. On vous a demandé si vous aviez déjà pris des produits dopants. Vous avez semblé ébranlé, vraiment ébranlé. Voici ce que vous avez répondu : « Je dirais que non… Mon problème, c’est que le public dans sa quasi-totalité a une idée du cyclisme à cause de ce qui s’est déjà passé. Je dirais que non, tout en sachant que beaucoup de gens vont penser que je suis coupable avant même que j’aie la possibilité de me défendre. »
Oui, c’est ce que j’ai dit, parce que je ne m’étais pas encore décidé à mentir et je n’avais pas de bonne réponse à donner. Je ne voulais pas donner l’impression de ne pas répondre et je ne voulais pas non plus dire « non ». J’ai donc dit ce qui m’est passé par la tête… J’aurais tout aussi bien pu dire « oui »…

J’ai trouvé intéressant que vous n’ayez pas dit non.
Je ne voulais pas dire « non ». Je n’ai pas dit « non », mais je ne pouvais pas dire « oui ». Je n’en étais pas capable. Je n’étais pas suffisamment costaud. J’étais trop perturbé, trop épuisé pour seulement envisager de dire « oui ». En plus, si je disais « oui », je savais à quoi m’attendre. On allait me poser un million de questions. Si j’ai dit « non » et si j’ai continué à dire « non »… mais je ne pouvais pas encore m’y résoudre. Je n’arrivais pas à réfléchir. L’info est sortie le jeudi et elle a fait les gros titres le vendredi. Je devais prendre l’avion à Charles-de-Gaulle pour l’Espagne. À ce moment-là, je fonctionnais au radar… toute personne ayant un conseil à me donner était la bienvenue.

Oui, c’était bizarre. Pourquoi alliez-vous à Madrid ?
Je ne sais pas. On m’a dit d’aller à Madrid, alors je suis allé à Madrid.

Qui était ce « on » ? Qui vous donnait des conseils ?
Je leur ai demandé [aux avocats de Phonak] ce que je devais faire et ils m’ont dit : « Nous ne pouvons pas vous représenter. Nous représentons Andy. » Alors, je me suis tourné vers mon coéquipier [Miguel] Perdiguero – il était dans l’équipe sur le Tour, avec moi – et il m’a dit : « Je connais des avocats espagnols ; ils ont tiré d’affaire [Inigo] Landaluze pour une accusation de testostérone sur le Dauphiné. Tu devrais leur parler. » Je lui ai dit : « C’est parfait. Ils ont l’air de savoir ce qu’ils font. Je vais y aller. » Nous avons donc pris un vol Paris-Madrid. Ma photo était à la une de tous les journaux. Il fallait que je traverse Charles-de-Gaulle et je n’ai jamais eu aussi peur. Je ne sais pas pourquoi j’avais si peur… Je ne voulais pas qu’on me voie, je voulais être invisible. Nous sommes arrivés à Madrid et les avocats m’ont dit : « Nous allons organiser une conférence de presse. » Je leur ai dit : « Non. Pas question qu’il y ait une conférence de presse. Rien à faire. Je ne veux pas. Je viens de parler en téléconférence hier et ça m’a tellement stressé que je ne peux pas revivre ça. » Ils sont revenus peu après. « Vous allez parler à ce journaliste là-bas seul à seul face à la caméra et voici ce que vous allez lire. » L’un d’eux m’a tendu une déclaration et m’a dit : « OK, on descend. » Je me suis dit : « C’est bon. Il n’y a qu’un journaliste. » Nous sommes arrivés dans le hall ; il devait y avoir environ 80 personnes. Ils n’ont rien fait pour les éloigner. Ils étaient ravis. Ils n’attendaient que ça. Ils passaient à la télé et c’était tout ce qui leur importait.

Les avocats ?
Les avocats, oui, c’était affreux. Ils m’ont mis dans cette salle et m’ont donné cette déclaration en me demandant de la lire. On aurait dit une traduction Google de quelque chose qui avait été écrit en espagnol. Ils m’ont dit de la lire en me précisant qu’ils allaient traduire en espagnol. Je l’ai lue. Tout en lisant, je modifiais certains détails pour que cela ait un sens, mais, une fois terminé, je me suis dit : « Merde ! J’ai dû avoir l’air idiot parce que je ne sais même pas ce que je viens de lire. Tout ça n’a aucun sens. » Ils ont posé quelques questions, je me suis levé et je me suis éclipsé le plus vite possible. Je me suis dit qu’il fallait que je rentre aux États-Unis et qu’il me fallait d’autres avocats. J’allais faire semblant de ne pas avoir lu ça. En effet, je disais que c’était de la testostérone endogène alors que je ne connaissais même pas encore les résultats du contrôle ! Je ne savais rien. Comme je l’ai déjà dit, je n’étais pas à ce moment-là en état de gérer tout ça. Presque tout ce qui s’est produit entre le moment où j’ai été averti et le moment où je suis rentré chez moi n’a été que le fait de conseils donnés par ceux qui étaient là. J’étais heureux de recevoir tous les conseils qu’on pouvait me donner parce que j’étais incapable de réfléchir par moi-même. Je pense que [en mon for intérieur] je savais que le mal était fait. Je savais ce que je devais faire, mais je n’en avais pas la force. Je ne pouvais pas l’accepter et j’ai donc laissé filer. Ce n’est pas comme ça que je me comporte normalement, c’était complètement étranger à ma personnalité. J’espère que je n’aurai plus jamais cette impression, parce que ce n’était pas moi. Ce n’était pas moi.

OK, voici ce que je voudrais savoir : ces clowns d’avocats se moquent de vous à Madrid. Vous êtes perdu, vous avez besoin de conseils, vous avez besoin de quelqu’un pour vous dire : « OK, Floyd, écoute. Voici ce que tu dois faire. » Qui vous conseillait ?
Personne, il n’y avait personne.

Personne ?
Personne. Pas Lance. Je n’avais personne pour me conseiller. J’étais seul et j’étais…

Je ne parle pas de conseillers, je parle d’un ami.
Personne n’était là. J’étais seul. Il y avait bien Amber, mais elle ne savait pas quoi faire… Elle était dans le même état d’esprit que moi.

Elle ne vous a jamais suggéré de dire tout simplement la vérité ?
Nous en avons peut-être parlé, je ne me souviens plus. Comme je l’ai dit, tout se mélange dans mon esprit. Je suis sûr que nous en avons parlé, je suis sûr. Il n’y a aucun doute dans mon esprit. Nous en avons discuté, mais, une fois, j’ai dit non – pas très bien, mais j’ai dit non. Alors, j’ai décidé de m’en tenir à ce que j’avais dit. Mais je n’arrivais pas à réfléchir. Je n’arrivais pas à gérer ce qui se passait. D’abord, je n’arrivais pas à revenir sur terre après avoir remporté le Tour de France, et ça, c’était plutôt bien, mais le reste était entièrement négatif. C’était quelque chose d’aussi incroyable pour moi que d’avoir remporté le Tour, mais complètement à l’opposé. Tout était arrivé si vite que j’étais sous le choc. Et, encore une fois, ce n’est pas que je cherche à justifier ce que j’ai fait. J’ai menti. C’est indiscutable. À ce moment-là, je m’étais habitué à mentir parce que, de temps à autre, on me posait des questions [sur le dopage], mais pas de manière aussi directe. Pendant un moment, j’ai perdu contact avec la réalité. Lorsque je suis rentré chez moi, j’étais tellement perdu, à cause du manque de sommeil et de la fatigue accumulée pendant le Tour qu’il m’a fallu plusieurs mois pour me sentir bien… En fait, je ne me suis pas senti bien pendant probablement un an. Vous ne pouvez pas imaginer ce que représente un traumatisme de ce genre. Si quelqu’un m’avait dit qu’on pouvait se sentir aussi mal, je ne l’aurais pas cru.

Ce que je trouve intéressant – enfin, je trouve que tout est intéressant – mais c’est que Lance Armstrong se soit trouvé dans la même situation sans être déboussolé, lui. Il n’a pas réagi de la même manière. On lui a dit qu’il avait été contrôlé positif pendant le Tour 1999, mais il n’a pas été touché comme vous l’avez été.
Non, c’est vrai. Personnellement, j’aurais été incapable de courir.

Pourquoi cela vous a-t-il affecté si profondément ?
Parce que je ne pouvais pas appeler Verbruggen et lui dire de faire disparaître ça. Je n’avais personne à qui parler. Je ne pouvais pas appeler USA Cycling. Lui, il était à l’intérieur de tout ça. Il était au conseil d’administration de USA Cycling et on s’occupait bien de lui. Il avait quelqu’un à qui s’adresser. C’est peut-être aussi parce qu’il est différent sur le plan humain et qu’il réagit différemment, mais je pense qu’il avait la sécurité de savoir que le problème allait être réglé. Ce n’était peut-être pas sûr à 100 %, mais, en grande partie, il avait confiance et il savait que le problème allait trouver une solution. Moi, je savais que je n’avais personne à qui m’adresser et que le problème n’avait pas de solution.

David avait été témoin à votre mariage, c’est ça ?
Oui.

Pourquoi ne lui avez-vous pas parlé ?
Je ne sais pas. Je ne me suis pas rendu compte qu’il y avait quelqu’un que je pouvais appeler pour lui demander conseil. J’ai pensé qu’il ne pourrait pas me dire ce que je devais faire. Je me suis dit que j’en savais plus que lui. Si je l’avais appelé, cela aurait juste été pour lui dire bonjour, pour qu’il me réconforte et, à ce moment-là, rien ne pouvait me réconforter. De toute façon, je me sentais tellement mal. J’avais le même sentiment nuit et jour, quand j’étais chez moi ou quand j’étais dehors. Je me sentais déconnecté, complètement déconnecté.

Il n’a pas essayé de vous appeler ?
Je suis sûr que si. Je n’ai pas décroché, j’ai coupé le téléphone.

Vous n’avez pas décroché ?
Je ne décrochais pas la plupart du temps, non. J’ai eu beaucoup, beaucoup d’appels, mais, la plupart du temps, je ne décrochais pas. J’ai parlé à Lance parce que je me suis dit que s’il y avait bien quelqu’un capable de comprendre ce qui m’arrivait, c’était lui. Il ne m’a dit qu’une chose : « Il faut que tu apprennes à dire non mieux que ça. Tu dis non et stop. » C’est le conseil qu’il m’a donné. « Ou tu dis : ‘Pas du tout’. » Mais, la plupart du temps, je n’ai parlé à personne.

À quel moment avez-vous parlé à Lance ?
Juste après la téléconférence, quand j’ai déclaré : « Je dirais non. » Je suis sûr que quelqu’un qu’il connaissait était là parce qu’il savait ce que j’avais dit. Il m’a appelé et il m’a dit : « Ce n’est pas comme ça qu’il faut faire. »

Parce que c’était un moment important pour lui aussi, c’est ça ?
Oui, tout à fait.

Il a dû se demander : « Est-ce que Floyd va tout balancer ? »
Je suis sûr que cette hypothèse a dû lui traverser l’esprit et je suis certain qu’il a su qu’il n’était pas en danger après ce coup de téléphone – au moins pendant un moment.

Jonathan Vaughters a indiqué qu’il vous avait conseillé de dire toute la vérité.
Oui, c’est vrai. Il m’a envoyé quelques textos me demandant de dire la vérité tout simplement.

C’était un texto ? Vous ne lui avez pas parlé de vive voix ?
Non, je ne lui ai pas vraiment parlé, mais j’ai répondu à ses textos parce qu’il était un de ceux dont je me disais : « OK, il en sait davantage que bien des gens. Je peux lui parler. Il ne va pas me juger. » Mais, le problème était là : dans mon esprit, la vérité était plus complexe que dans celui de Vaughters. Maintenant, j’ai compris ça. [En avril dernier], alors que j’étais sur le point de faire mes révélations, nous nous sommes écrit – parce qu’il était au courant avant d’autres – et son conseil a été celui-ci : « Dis seulement ce que tu sais. Ne dis rien sur personne d’autre. » Je lui ai dit : « Mais Jonathan, cette histoire fait intervenir d’autres personnes. Comment puis-je dire ce que je sais sans cela ? Qu’est-ce que je fais s’ils me demandent qui m’a aidé à me doper à l’US Postal ? » Il m’a répondu : « Tu te contentes de dire que ce n’est pas leur problème. » Ce sont ses mots. « Jonathan, as-tu déjà parlé à la presse ? Leur dire ‘Ce n’est pas votre problème’, c’est probablement la pire des choses. » Dans mon esprit, la vérité était complexe. Dans son esprit, c’était : « Oui, je me suis dopé. Maintenant, vous pouvez rentrer chez vous. » C’est ce qu’il essayait de me faire dire.

C’était un échange de textos ?
Oui. Dans mon esprit, il n’y avait aucune différence entre le fait de dire « Je ne me suis pas dopé » et celui de dire une demi-vérité comme l’avait fait David Millar : « Je me suis dopé une première fois ; j’espérais me faire prendre, mais je n’ai pas été assez malin pour balancer la seringue. » Ce n’était pas ce que je voulais faire. Si je disais la vérité, je disais la vérité. Et si je devais me sentir coupable d’avoir menti, eh bien, tant pis, j’allais mentir quand même et croiser les doigts en espérant que tout irait bien. Je ne sais pas pourquoi Jonathan Vaughters estime que les choses sont simples, alors qu’elles sont loin d’être aussi simples que ça.

Cela ne fait pas vraiment honneur à sa réputation.
Non, j’en conviens, mais c’est comme ça que je l’ai perçu. Et c’est pourquoi je me suis dit : « Eh bien, si je décide de mentir, pourquoi ne pas me protéger également ? Après tout, je protège tout le monde ! » Mais personne ne l’aurait cru, de toute façon. Personne n’allait croire une histoire dans laquelle j’inventais une affaire de dopage alors que j’étais dans l’équipe US Postal. Qu’est-ce que j’allais dire ? Je me suis dopé uniquement sur le Tour de France ?
[Paul Kimmage a demandé à Jonathan Vaughters sa version de la conversation. Il a reçu le courriel suivant : « J’ai dit Floyd d’être totalement honnête et franc pour tout ce qui était ou pouvait constituer une information pertinente permettant d’aider l’USADA et l’AMA dans la lutte contre le dopage. J’ai essayé de le mettre en relation avec Travis Tygart, étant donné que c’est quelqu’un en qui j’ai confiance. Je ne lui ai pas dit de révéler publiquement quoi que ce soit sur quiconque aux organes de presse, dans la mesure où ils ne jouent aucun rôle dans l’application des règlements anti-dopage et où les révélations publiques peuvent en fait entraver l’avancée des enquêteurs qui s’occupent de la lutte contre le dopage. J’ai estimé que c’étaient les autorités compétentes, et non les journalistes, qui avaient besoin d’une vérité absolue afin de changer vraiment le cyclisme. Voilà ce que je lui ai dit. »]

Pat McQuaid affirme également vous avoir conseillé de dire la vérité.
Il ne m’a pas conseillé de dire la vérité ; il m’a dit qu’il n’y avait aucune chance que je gagne si je voulais combattre la décision et que je ferais mieux de garder mon argent et de rester chez moi. Finalement, c’est lui qui avait raison ! Pour autant, je suis absolument sûr qu’il ne voulait pas que je dise la vérité, sinon, il me l’aurait dit. Sur le moment, j’ai compris [ses conseils] de la manière suivante : « Floyd, tu es le bouc émissaire. Les dés sont pipés ; il faut que tu acceptes cela. » Il ne m’a pas dit : « Floyd, dis la vérité. » De toute façon, je ne l’aurais pas fait. Je m’efforce de clarifier la manière dont il m’a présenté cela. Pour moi, ce n’était pas la même chose – que ce soit ou non ce qu’il ait voulu dire. Je ne sais pas, mais c’est ainsi que je l’ai compris.

N’est-ce pas à ce moment-là que Frankie Andreu a fait ses révélations ?
Si, cet hiver-là, il me semble, fin 2006.

Est-ce que cela ne vous aurait pas aidé d’une manière ou d’une autre ?
Sur le coup, je l’ai envié. J’ai bien observé ce qu’il a fait. Il a dit ceci : « Voilà ce que j’ai fait. J’ai mauvaise conscience et je me sens coupable. » Point final. Moi, j’étais allé au-delà, j’avais atteint le point de non-retour.
Je savais que je pouvais dire ça, mais que ce ne serait pas terminé pour autant. On n’allait pas me laisser tranquille. Mentalement, je n’étais pas prêt à faire ça. Non, c’était au-dessus de mes forces. C’est pour cette raison que je l’ai envié ; j’ai envié le fait qu’il puisse dire ça et s’en tirer de cette façon. J’aurais bien voulu faire ça, mais je savais à quel point il était difficile d’essayer de dire la vérité et, pour compliquer la situation, je ne voulais pas impliquer d’autres personnes. Ce que je veux dire, c’est qu’il y avait beaucoup de gens que je respectais, que j’appréciais et que je ne voulais pas mettre dans le pétrin. Pour le moins, ils avaient encore cinq années à courir ; ils devaient gagner leur vie et faire ce qu’ils avaient à faire. Je me sentais mieux en les laissant profiter au moins de ça. Je sais que je vais regretter toute ma vie de donner des noms, mais je ne sais pas comment je peux faire autrement pour dire la vérité. En plus, l’histoire ne s’arrête pas à partir du moment où vous dites la vérité, il y a des gens qui sont impliqués, c’est vraiment pénible, mais…

OK. Donc, vous rentrez en Californie après le fiasco de Madrid et, deux semaines plus tard, David se suicide. C’est bien ça ?
Probablement une semaine après mon retour… environ deux semaines après la fin du Tour.

Je sais que c’est douloureux pour vous, mais pouvez-vous en dire quelques mots ?
J’ai passé la majeure partie du temps au téléphone avec Howard Jacobs ou les avocats. Pendant les quelques jours qui ont précédé son suicide, nous tentions de trouver une solution. Le frère d’Amber, Max, habitait chez nous. Il était près de la porte de derrière lorsque le téléphone a sonné. C’était Rose [sa mère] et c’est donc lui qui a décroché. Il a dit « Allo », puis sa voix s’est brisée et il est devenu tout pâle. Dès que j’ai vu sa réaction, j’ai compris que David était mort. J’en étais sûr. Il a failli perdre connaissance. Je l’ai soutenu et je l’ai aidé à s’asseoir. Je lui ai demandé de me passer le téléphone. Il a refusé et s’est mis à pleurer. « Passe-moi le téléphone. » Il a fini par me le donner. « Que se passe-t-il, Rose ? » ai-je demandé. « David a fait une tentative de suicide. » Je lui ai demandé s’il était mort. Elle ne voulait pas avouer qu’il était mort et elle m’a dit : « Non, il n’est pas en état de mort cérébrale. Il est à l’hôpital, mais je ne sais pas s’il va s’en sortir. » Je lui ai demandé où elle était. « Ã€ l’hôpital. » « Ne bouge pas. Nous arrivons. » À notre arrivée, le médecin de service a refusé de nous laisser le voir parce qu’il s’était tiré une balle dans la tête. Arnie était là. Il essayait de réconforter Amber et Rose. Je me souviens de la conversation : « Il arrive que les gens aient un problème cardiaque ou une autre maladie. Parfois, ils s’en sortent, parfois pas. Les problèmes psychologiques, on les prend rarement en compte. Pourtant, c’est la même chose. Parfois, on ne s’en sort pas vivant. David a toujours été dépressif et la dépression est parfois une maladie mortelle. » Bizarrement, cela ne m’a pas vraiment affecté. J’étais déjà tellement traumatisé que je n’ai fait que réagir aux circonstances. Ce n’est pas que ça m’ait été égal, mais… je me sentais déjà tellement mal que ça ne pouvait pas être pire. Rose était complètement perdue. Elle est venue chez nous pendant un moment. J’ai essayé de lui parler à chaque fois que j’en ai eu l’occasion : « Tu sais, ça va aller. Je vais tout faire pour que ça se passe bien. Nous allons nous en sortir. » À ce moment-là, je n’avais aucune idée de ce que je pouvais faire. J’étais incapable d’envisager l’avenir. Je n’imaginais absolument pas le temps que tout cela allait durer et c’était sans doute tout aussi bien parce que je ne sais pas si j’aurais pu tenir le coup.

Vraiment ?
C’est à peu près à ce moment-là que je me suis retrouvé à l’hôpital avec de fortes douleurs à la poitrine. J’ai cru que j’allais y passer. J’ai fait toute une batterie de tests et j’ai pensé que c’était fichu. Je ne savais pas ce que j’avais, mais j’imagine que c’était dû au stress. J’ai fait une IRM et tous les tests et on m’a dit que je n’avais rien, mais ça a duré toute une semaine. Honnêtement, ce n’était pas revenu depuis [que j’ai commencé à vous en parler], mais ce n’est pas comme ce que j’ai ressenti à cette époque-là. Je ne pouvais pas lever les bras au-dessus de la tête ; je me sentais oppressé, un peu comme en ce moment… mais ne vous inquiétez pas, je ne vais pas avoir un malaise à cause de vos questions ! Il s’était passé tellement de choses. J’avais dû immédiatement les écarter pour ne plus avoir à y penser. Je ne pouvais gérer que ce qui se trouvait juste devant moi et beaucoup des décisions que j’ai prises à ce moment-là étaient vraiment des décisions à court terme. Je comprends tout à fait que, de l’extérieur, on puisse penser : « Pourquoi n’avez-vous pas dit la vérité, tout simplement ? », mais c’était loin d’être aussi simple. En plus, ça n’aurait rien réglé. Ma vie était entièrement bouleversée, que je dise ou non la vérité, et je n’avais ni le mental ni les ressources pour imaginer un seul instant changer de cap à ce moment-là.

David n’est pas venu pour vous voir quand vous rentré de Madrid ?
Non, son restaurant ne marchait pas tellement bien. Je lui avais prêté de l’argent et je lui en aurais volontiers donné plus. Je ne l’ai pas appelé parce que je pensais que, s’il avait eu besoin de quelque chose, il me l’aurait demandé… et non… je ne l’ai pas vu. Il ne s’est pas écoulé si longtemps, mais assez longtemps pour imaginer que deux amis proches se seraient vus… oui, aussi étrange que cela puisse paraître, je n’ai pas vu mon meilleur ami. Je crois qu’il a compris la situation de la même manière que moi. Il pensait comme moi. Il se disait que, si j’avais besoin de quelque chose, j’allais le lui demander. Je pense qu’il n’a pas voulu m’importuner. Je lui ai parlé au téléphone une fois ou deux, mais je ne l’ai jamais revu. Pourtant, il n’habitait qu’à une heure de chez moi, mais…

Et qu’a-t-il dit quand vous lui avez parlé au téléphone ?
Il a fait comme si tout allait bien. Il n’a pas voulu me stresser. Il n’a jamais rien dit.

Et, selon vous, on ne peut pas justifier un suicide, c’est ça ?
Non, ce n’est pas possible. Le problème est que c’était [le fait de remporter le Tour] quelque chose de si merveilleux, c’était tellement géant que… Comment faire pour établir un distinguo entre les différents événements qui se produisent dans ce contexte ? Comment dire que ce suicide n’avait aucun rapport ? Pour moi, ce n’était pas difficile parce que je me sentais déjà si mal que rien n’était vraiment changé. J’ai seulement classé ça dans la liste des « choses à oublier tant que je ne pourrai pas les gérer ». Si j’avais pris le temps d’y réfléchir, j’aurais tout laissé tomber. J’ignorais ce que ça signifiait, mais je n’avais pas envie de le savoir.

Votre décision d’aller devant le tribunal arbitral et de dépenser tout votre argent pour vous défendre… ce que je veux dire, c’est que, à partir du moment où vous vous étiez dopé – ce qui était bel et bien le cas – quelle était la logique de cette démarche ?
Ma première réaction a été la suivante : « C’est ce que je dois faire parce que je ne peux pas dire la vérité pour le moment. » Malgré tout, au bout d’un certain temps, lorsque j’ai commencé à comprendre les circonstances et les détails de l’affaire, j’ai été de plus en plus gêné par la façon dont tout ça se passait. J’ai été gêné par la manière dont le contrôle avait été effectué et par le manque de méthode du laboratoire, mais, plus que tout, c’est la manière dont les responsables avaient agi et la manière dont j’avais été transformé en bouc émissaire qui me gênaient. Je n’avais pas en main les mêmes cartes que Lance : il avait été contrôlé positif sur le Tour de France et, pourtant, USA Cycling le défendait. J’ai pris contact avec eux en leur demandant de l’aide, mais, en substance, ils m’ont dit que je retrouverais une équipe et que je reviendrais au vélo. On m’a assuré que, quoi qu’il arrive, si je me taisais, je retrouverais une équipe.

Pourquoi n’avez-vous pas décidé d’accepter les deux ans de suspension ? Pourquoi n’avez-vous pas admis que vous vous étiez fait avoir en vous disant qu’au moins vous gardiez votre argent ?
Juste pour l’argent ? Juste pour ça ?

Ça ne vous intéresse pas ?
Non, vraiment pas. Je n’avais pas d’argent avant, je n’ai pas d’argent aujourd’hui et je suis le même. C’est agréable d’avoir de l’argent, ça facilite les choses, mais je peux gagner de l’argent en faisant d’autres choses. Je n’ai pas besoin de me pavaner et de dire à tout le monde que je suis riche. Qu’est-ce que c’est que ce cirque ? Oui, je regrette d’avoir dépensé tout mon argent. J’ai pensé à un moment que je pourrais reprendre la compétition et gagner correctement ma vie, mais, pour autant, je n’ai jamais eu peur de ne pas pouvoir gagner ma vie autrement. Mais, au final, la réponse à votre question est la suivante : « Juste pour l’argent ? » J’en aurais dépensé plus si j’en avais eu plus.

Quelle est la part de votre livre Positively False [non traduit en français (NdT)] qui est fausse ?
La partie consacrée au dopage. L’histoire de ma vie, j’en étais tout à fait satisfait et fier, mais malheureusement… c’est le problème avec la partie consacrée au dopage. Ce n’est pas comme une affaire criminelle où on ne peut pas vous demander : « Avez-vous déjà commis un crime ? » Je veux dire que si vous contestez une contravention pour excès de vitesse, on ne va pas vous demander : « Avez-vous déjà commis un excès de vitesse ? »… ce n’est pas pour mettre ça sur le même plan qu’un excès de vitesse, mais, dans mon cas, j’étais obligé de dire qu’il ne s’était rien passé, parce que, si j’admettais quoi que ce soit, on sortait l’affaire de la testostérone et on me coinçait là-dessus.

Parlez-moi du Floyd Fairness Fund [Le Floyd Fairness Fund a été créé pour épauler Floyd Landis contre les accusations de dopage non fondées, pour lui donner les moyens d’obtenir un procès équitable et déterminer juridiquement les responsables des fautes commises dans cette affaire (NdT)] . Vous avez eu quelques donateurs qui ont donné beaucoup d’argent et quelques petits donateurs. La photographie que je vais vous montrer est celle d’un petit donateur agitant une pancarte qui dit : « Floyd est innocent » (je lui montre la photographie.) Quelle est votre réaction en voyant cette photo ?
Ça ne me pose pas de problème parce que je sais que si je pouvais m’asseoir à côté de lui et lui parler pendant dix heures pour lui expliquer ce qui s’est passé, il comprendrait… peut-être qu’il ne comprendrait pas, mais, au moins, il verrait mieux pourquoi j’en suis venu à prendre les décisions que j’ai prises. Il ne serait peut-être pas d’accord, mais, au moins, il aurait une meilleure vision de la situation. Malheureusement, je ne peux pas lui parler. Je ne peux pas dire la vérité parce que si je dis ce qui s’est passé à la presse, ça ne va pas sortir correctement. En plus, je vais me faire mettre en pièces par d’autres personnes et je ne peux pas lui expliquer pourquoi je me suis comporté comme ça parce que je n’ai pas le temps. J’aimerais beaucoup avoir ce temps ; j’aimerais pouvoir m’asseoir à côté de chaque donateur et lui expliquer, mais, à vrai dire, je ne saurais même pas par où commencer. Jusqu’à quel moment remonter ? C’est précisément la difficulté que j’éprouve avec Jonathan [Vaughters], lorsqu’il me dit de ne parler que de ce qui me concerne. Ce n’est pas comme ça qu’il faut voir les choses. Ce n’est pas la vérité. Cela va au-delà de la simple affaire de dopage. Or, si on n’a pas une vision d’ensemble, on ne connaît rien. Dans ce cas, c’est aussi bien de ne rien connaître du tout. Je ne voulais pas être celui qui explique ça, mais, au bout du compte, il fallait absolument que je l’explique pour être en règle avec moi-même. Nous en sommes là. Malgré tout, je ne savais pas à ce moment-là que le fait de dire la vérité m’aurait changé en quoi que ce soit. Je me trouvais toujours en état de choc et j’avais toujours mauvaise conscience. C’était tellement difficile d’accepter tout ce qui s’était passé que je n’étais pas prêt à dire la vérité. C’est vrai, j’ai probablement attendu trop longtemps, mais je ne peux pas décrire ce que j’ai ressenti au cours de ces cinq dernières années. J’espère qu’on me laissera le bénéfice du doute.

Et ceux qui ont donné davantage ? En avez-vous parlé avec certains d’entre eux ?
Oui, avec la plupart d’entre eux, parce que beaucoup avaient des intérêts financiers dans Tailwind Sports ou avec USA Cycling. Je me suis dit que j’allais leur avouer ce qui s’était passé et que, s’ils m’aidaient… c’est ce que m’ont conseillé de faire Jim Ochowicz et Steve Johnson – président et directeur général de USA Cycling. Je leur en ai parlé ouvertement et leur conseil a été le suivant : « Réglez cette affaire et vous reviendrez dans le vélo. Nous sommes désolés, mais nous ne pouvons pas vous aider. » Et, encore une fois, ce n’est pas pour me défausser sur eux, parce que j’aurais tout à fait pu dire la vérité. Je ne veux pas accuser qui que ce soit, mais tout ce qu’on me disait, c’était ceci : « La seule solution raisonnable et prudente, c’est de la boucler et de rentrer chez toi. » Mais c’est quelque chose que je ne sais pas faire – c’est peut-être un défaut – mais je ne pouvais pas accepter la situation et faire comme si de rien n’était. Globalement, j’avais tort, mais je me suis mis dans la tête que j’avais raison.

Quelles ont été les conséquences sur vos relations avec Amber ?
Il n’y avait aucun doute dans mon esprit : toute ma vie allait être différente ; il y aurait un avant et un après. Je ne peux pas dire que tout aurait toujours été merveilleux s’il n’y avait pas eu cela, mais je n’étais plus le même. J’ai été obnubilé par ce combat plus que par la compétition cycliste. J’ai passé 24 heures sur 24 à lire des dossiers. Je suis devenu scientifique et juriste. Je passais tout mon temps chez les avocats. Je n’avais plus le temps de réfléchir. Je n’arrivais plus à trouver le repos. Je voulais travailler 24 heures sur 24 jusqu’à ce que tout soit réglé. C’était la seule manière dont je pouvais envisager la situation. Ça a tout détruit autour de moi. Je ne sais pas si tout aurait été bien ou non sans ça, mais, en tout cas, tout a été bouleversé. J’ai mauvaise conscience envers des tas de gens. Beaucoup de proches ont subi… tout autant que moi, mais ils avaient autant investi que moi sur le plan émotionnel dans le Tour de France…

Vous dites « investis sur le plan émotionnel dans le Tour de France ». Mais c’est de votre épouse que vous parlez. Elle n’en a rien à faire du Tour de France, elle.
C’est juste. Je parlais en général des gens qui m’entouraient, mais vous avez raison. Ce n’était pas son problème, mais je pense que j’ai été égoïste parce que j’étais sous le choc et je n’étais même pas en état de me rendre compte que les autres l’étaient aussi, soit parce qu’ils se demandaient comment cette histoire de Tour allait se terminer, soit parce qu’ils s’inquiétaient de voir dans quel état je me trouvais, que sais-je encore. En fait, j’étais obnubilé par ça, tout ce qui m’importait, c’était de trouver une solution à cette situation. Ce n’était pas sain, mais c’était ma manière d’y faire face. Impossible d’oublier ça d’un claquement de doigts. Impossible de m’en aller quelque part en laissant tout ça derrière moi.

Et l’écriture du livre ? Est-ce que ça vous a aidé ?
À ce moment-là, oui, ça m’a un peu aidé, mais j’aurais voulu ne pas avoir à en venir là. En fait, je n’avais pas le choix parce que j’avais besoin d’argent. Ça m’a rapporté 130 000 dollars en tout, que j’ai dépensés en honoraires d’avocat. Tout ce qui pouvait me permettre de gagner de l’argent pour financer ça, il fallait que je le fasse. Je savais que j’aurais dû attendre et écrire le « vrai » livre. Je savais que ce n’était pas une bonne idée, mais je m’étais engagé et je ne parvenais pas à faire la part des choses. C’était au-dessus de mes forces. Ça a l’air bizarre de savoir d’un côté et de ne pas savoir de l’autre, mais…

Mais c’était un truc de fou, non ?
C’était une situation si tordue que j’étais incapable d’y voir clair… Je faisais tout ce que je pouvais, mais, d’un autre côté, tout était tellement compliqué. Qu’allait-il se passer si quelque chose d’autre se produisait entre-temps et si je devais avouer la vérité ? Et si de nouveaux éléments faisaient leur apparition ? Et si quelqu’un parlait ? Que se passerait-il ? Il pouvait arriver tellement de choses que je me suis dit que je ne pouvais absolument pas contrôler tout ça. 

Parlez-moi de la soirée où vous avez cassé la coupe de porcelaine que vous aviez reçue en récompense de votre victoire dans le Tour ? Était-ce le soir ?
C’était le matin où j’ai reçu le coup de téléphone de Maurice [Suh], mon avocat. Il me disait qu’ils allaient annoncer le verdict de la première audition, l’audition de l’USADA. À ce moment-là, j’avais commencé à accepter la réalité mais j’espérais encore beaucoup. Je pensais qu’ils pourraient dire quelque chose du genre « Nous pensons qu’il s’est dopé, mais, malgré tout, le laboratoire n’a pas fait un bon travail. » C’était mon meilleur scénario. Je refusais d’envisager qu’il puisse en être autrement. J’ai refusé de me préparer parce que je ne pouvais pas me projeter au-delà, tout que je pouvais faire, c’était me dire : « Ã§a va marcher ; ça va être parfait. » Mes amis, Will [Geoghegan] et Brent [Kay] étaient là tous les deux ce matin-là car nous avions prévu d’aller rouler. On nous a appelés pour nous dire que le verdict allait être annoncé dans une vingtaine de minutes. Nous n’avions parcouru qu’un kilomètre et nous avons donc fait demi-tour. Je me suis assis dans le garage. J’avais une vingtaine de minutes pour penser à ce qui allait arriver et, plus j’y pensais, plus toute cette histoire me mettait en colère. J’ai pris l’appel et Maurice m’a dit : « Nous avons perdu ». Il a voulu m’expliquer, mais je lui ai dit : « Ce n’est pas la peine, je ne veux pas en savoir plus. » Je suis rentré et j’ai essayé de parler à Amber. Elle s’est mise à pleurer parce que la situation était déjà [assez tendue]. J’étais obnubilé par cette histoire et je pense qu’elle savait que ça allait continuer. Je suis monté. Je suis passé devant cette vitrine [où se trouvaient des trophées]. J’étais passé devant ce truc des centaines de fois et, à chaque fois, sans exception, j’avais voulu le mettre en miettes. Je ne sais pas, je pensais que je me sentirais mieux après. Je voulais seulement montrer que je n’avais pas besoin de ce truc stupide et que je n’en voulais pas. Ça ne me correspondait pas. Ça m’avait transformé en quelqu’un que je n’étais pas et en passant devant, je l’ai pris en me disant « Je vais le casser » et c’est ce que j’ai fait. Je me suis senti mieux cinq minutes [il sourit] et je ne l’ai jamais regretté. C’était bien de m’en débarrasser. J’étais heureux de le voir en miettes, mais Amber n’était pas contente…

Elle n’était pas contente ?
Non, elle était vraiment en colère, parce que nous n’avions plus grand-chose à ce moment-là. J’avais vendu à peu près tout ce que j’avais, tous les maillots jaunes et tout ça, pour essayer de recueillir de l’argent. Tout ce qui m’avait été remis, toutes les saloperies qu’on reçoit au Tour de France, tout ça était parti. C’était tout ce qui restait. Elle n’était pas contente. Je suppose qu’elle y était encore un peu attachée sur le plan sentimental parce que c’était une partie de sa vie.

Vous dites que cette coupe vous avait transformé en quelqu’un que vous n’étiez pas.
Oui, elle représentait un tournant dans ma vie où j’avais été obligé de mentir, et je ne voulais pas mentir, pas comme ça. On m’avait déjà posé des questions sur le dopage, mais ce n’était pas pareil. Il n’y avait pas d’innocents qui se trouvaient impliqués. Les gens qui n’étaient pas impliqués avant ça, les gens qui auraient pu gagner, se dopaient également et je n’avais pas le sentiment de voler qui que ce soit. Mais maintenant, ce n’était plus pareil. Maintenant, il y avait les gens qui n’avaient pas mérité d’être impliqués et qui l’étaient, et c’était trop compliqué de tout laisser tomber comme ça et ce truc [la coupe], c’était le dernier objet qui représentait ce qui m’avait poussé à me conduire comme ça. J’étais triste de voir que quelque chose d’aussi bête – une course cycliste ! – m’avait poussé à faire ça. Je ne voulais plus voir cette coupe, voilà tout. C’est l’un des trucs les plus irrationnels que j’ai jamais faits, mais au moins je n’ai plus été obligé de la voir. Un moment, j’ai cru que j’allais dire la vérité – les deux fois où j’ai perdu, j’ai sérieusement envisagé de dire la vérité – mais je me suis mis à penser aux conséquences pour les autres et…

Pourquoi avez-vous fait appel lorsque vous avez perdu le procès contre l’USADA ?
Parce que j’étais presque sûr que… encore une fois, j’avais appris beaucoup de choses que je ne pouvais pas savoir avant, mais j’avais la quasi-certitude que, dans la première affaire, les arbitres étaient déjà trop impliqués et favorables à la victoire de l’autre camp. Je me suis donc dit : « OK, il faut faire appel [auprès du TAS, le Tribunal arbitral du sport] où se trouvent des arbitres raisonnables qui sauront nous écouter. » Je n’étais pas encore prêt à jeter l’éponge, mais ce qui me gêne, c’est qu’ils n’aient pas accéléré le rythme. Ils m’ont accusé d’avoir fait traîner le dossier, mais j’ai dépensé près d’un million de dollars à déposer des dossiers auprès de l’AMA, uniquement pour avoir les documents du laboratoire. Ils ne voulaient pas me les donner. Ils m’ont dit que je n’avais pas le droit de les avoir. Ce n’est pas comme pour une affaire criminelle où on a le droit de connaître les charges qui pèsent sur vous. Il a fallu six ou sept mois pour réunir les documents. Puis il a fallu trois mois pour les analyser avant la fin de la première audience. Pour la deuxième audience, étant donné qu’il y avait trois arbitres de pays différents, il a été difficile de trouver une date qui les arrange et, de ce fait, il a encore fallu neuf mois. J’ai encore dû patienter trois mois et demi pour avoir le verdict, si bien qu’il leur a fallu deux ans pour rendre leur décision.
Puis ils m’ont donné six mois supplémentaires [de suspension] parce que j’avais un autre procès en cours en France – et parce que je ne pouvais pas défendre deux affaires dans des endroits différents – et ils ont utilisé cette procédure contre moi. J’ai pris deux ans et demi. Ça m’a vraiment contrarié. En ce qui me concerne, je n’ai aucune confiance dans tout ça. C’est un fonctionnement qui ne résoudra jamais la question du dopage. Toute la procédure doit être revue de fond en comble, mais, par ailleurs, je ne suis pas meilleur qu’un autre, parce que, tant que les gens ne diront pas la vérité, le problème ne sera pas résolu non plus. C’est pour ça qu’il faut que je fasse le premier pas.

Quand avez-vous atteint le moment où la séparation ou le divorce sont devenus inévitables ? Quel a été le point de rupture dans votre relation avec Amber ?
Cela s’est fait peu à peu. C’est probablement un an après ma victoire au Tour que la situation est devenue… Je n’étais pas moi-même.

Vous n’avez pas eu d’enfants ensemble ?
Non, nous n’avons jamais eu d’enfant mais Ryan est ma fille de fait. Je ne l’ai jamais adoptée, mais je m’occupe d’elle et elle m’appelle Papa.

Vous n’avez pas voulu d’enfants ?
Jamais au cours des cinq dernières années, je n’ai eu le temps d’y penser. Impossible. Je n’aurais pas pu rajouter de stress supplémentaire et…

Et avant cela ? Vous étiez marié depuis six ans quand vous avez gagné le Tour, c’est bien ça ?
Oui, mais avant ça, je manquais un peu de maturité et je me disais que j’avais le temps. Puis est arrivé ce truc et les cinq années ont passé, à des rythmes différents : parfois, j’ai eu l’impression que ça durait des millions d’années, d’autres fois, je me disais que ça n’avait duré qu’une journée. D’une manière comme de l’autre, je n’étais pas en état de rajouter du stress dans ma vie. En plus, un mois après le suicide de David, je me suis fait opérer de la hanche et je n’ai pas pu marcher pendant six semaines, sans compter que je prenais des antalgiques. Ça n’a pas arrêté. Si, dans ce qui me reste à vivre, je n’ai plus jamais ce sentiment, ce sera bien. Tout le monde traverse à un moment ou à un autre une ou des périodes de stress dans sa vie et j’imagine que c’est ce qui m’est arrivé à ce moment-là. J’espère trouver une façon d’être heureux sans me fixer d’objectifs trop ambitieux. J’espère trouver le bonheur en aidant les autres ou quelque chose, quelque chose. Mais, d’abord, il faut que je sois capable de dire la vérité, car, si je ne le peux pas, je ne vais jamais pouvoir aider qui que ce soit.

Quand avez-vous touché le fond ?
Oh, une dizaine de fois. – J’ai toujours pensé que c’était le fond, même si j’étais déjà bien bas. En fait, j’ai fait une grosse déprime ces cinq dernières années. Parfois, ça allait mieux et je pensais que ça allait bien, mais je ne me suis jamais senti bien, juste un peu mieux qu’avant. J’avais oublié ce que l’on ressent quand on se sent bien. En fait, peut-être que le moment où on se sent au fond du trou correspond au moment où on décide de dire la vérité, mais je suis vraiment passé par de mauvais moments avant de commencer à me sentir mieux et de reprendre la compétition l’année dernière [2009]. Je n’ai pas bien couru. Je me sentais mal à cause de toute cette histoire et je n’étais pas vraiment concentré, mais ça m’a fait du bien. J’avais une certaine routine, je me fixais de petits objectifs et, même si je ne les atteignais pas, c’était déjà mieux que rien. Cette année passée ainsi m’a effectivement permis de me sentir… humain à nouveau. Je ne vais pas encore parfaitement bien, mais je ne me sens plus coupé du monde comme avant. Heureusement, je n’avais jamais été en contact avec la drogue, sinon, j’aurais probablement eu de gros problèmes. Non, je n’y ai jamais pensé. Ce n’était pas pour moi.

Et l’alcool ? Avez-vous bu ?
Pendant un moment, oui, pas toute la journée, pas chaque jour, mais, pendant quelque temps, je prenais plusieurs verres par jour jusqu’au moment où je me suis rendu compte qu’il fallait que j’arrête. Je me suis fait soigner et j’ai pris conscience que j’essayais en fait d’éviter de penser, à ceci près que je me servais de l’alcool au lieu de me servir du vélo. Je me suis rendu compte que je n’allais pas être bien si je continuais à ne pas regarder la réalité en face. Je ne peux pas changer les faits. Les faits vont demeurer les mêmes pour toujours et si je nie leur existence, je ne vais pas m’en sortir. Il fallait y faire face, ce qui n’a pas été chose facile non plus. J’ai eu des hauts et des bas en essayant d’imaginer ce qui allait se passer ou ce qui allait m’arriver. Je n’en avais aucune idée. Certains de mes avocats m’ont dit que j’allais me faire arrêter pour faux témoignage et me faire mettre en prison. D’autres m’ont dit : « Ne faites pas ça parce que vous allez être poursuivi. » J’ai dû traverser tout ça et envisager tout ce qui pouvait m’arriver. Finalement, j’en suis arrivé au point où le risque n’avait plus d’importance. Il fallait que je paie le prix pour ce que j’avais fait et c’était parfait comme ça. J’espère que ce ne sera pas de la prison, mais, si c’est de la prison, au moins, quand je sortirai, je pourrai dire la vérité et je me sentirai mieux. Je dormirai mieux la nuit, les rêves que je fais ne me tracasseront plus et je ne penserai plus au passé parce que demain ne sera plus jamais comme hier, voilà, c’est tout. J’en suis arrivé au point où j’ai pris la décision de dire la vérité. À partir de ce moment-là, il fallait que j’essaie d’imaginer comment procéder, parce qu’il n’y a pas de modèle tout fait pour ça…

Pratiquement tous les dopés de ces cinq dernières années ont de nouveau été accueillis à bras ouverts, mais pas vous. Qu’avez-vous fait de mal ?
J’ai essayé de montrer la corruption qui existe au sein du système ; ils ne se sont pas attaqués à l’UCI, ils ne se sont pas attaqués à l’AMA, mais, bon sang, je ne vais pas baisser les bras comme ça, pas moi.

Tout cela est injuste, non ? Vous étiez évidemment conscient de cette situation en 2009 quand vous ne n’avez pas pu retrouver d’équipe Pro Tour ?
Il était évident que je ne retrouverais pas d’équipe, oui.

Vous avez demandé ?
Oui.

À qui avez-vous demandé ?
Fin 2009, j’ai passé quelques coups de téléphone…

Pas avant ?
Non, avant, j’avais décidé de dire la vérité en juillet 2008, mais je suis retombé dans la déprime et je n’ai pas pu m’y résoudre. En fin d’année, le docteur Kay et quelques autres personnes qui m’avaient aidé financièrement et connaissaient cette histoire ont estimé qu’il serait bien que je puisse recourir et ils ont proposé de financer une équipe. Je ne voulais pas aller demander à une équipe parce que je savais que, si je me retrouvais dans une équipe du Pro Tour et si j’essayais de courir, c’était l’échec assuré étant donné que je ne m’étais pas entraîné depuis trois ans. Je n’avais rien fait si ce n’est boire et traîner d’un cabinet d’avocats à l’autre. J’avais de la chance d’avoir des amis comme ça, prêts à mettre un million de dollars dans une équipe. Nous n’avons pas pu recueillir suffisamment d’argent pour m’assurer un salaire – à la différence de Lance, j’ai vraiment couru pour rien cette année-là – mais ça ne me dérangeait pas. Tout ce que je voulais, c’était reprendre la compétition en me disant que j’allais peut-être me sentir mieux, mais ça n’a pas été le cas. Certains jours, ça allait et je courais convenablement. D’autres jours, je ne me supportais même pas…

Vous avez semblé particulièrement irritable sur le Tour de Californie.
Oui, c’est vrai, parce qu’à ce moment-là je m’étais rendu compte que j’aurais dû réagir plus vite et que j’aurais dû dire la vérité. C’était la première fois que j’étais autorisé à courir et, dans mon esprit, une fois arrivé à ce stade, quelque chose allait changer, les sensations allaient revenir et j’allais me sentir mieux. Et, une fois arrivé là, je me suis rendu compte que ça ne reviendrait jamais tant que… au moins tant que je n’aurais pas dit la vérité.

Le fait que ce soit également le retour de Lance – plus exactement la deuxième course depuis son retour – a-t-il joué ?
Oui, c’est certain. C’était particulièrement irritant, mais pas plus que bien des situations dans lesquelles je m’étais trouvé. J’étais tout à fait conscient que l’UCI aurait pu agir à ce niveau-là, mais qu’elle n’en avait rien fait. J’étais tout à fait conscient que USA Cycling avait défendu Lance, qu’ils l’avaient soutenu mais qu’ils n’avaient pas voulu m’aider et j’estimais que c’était de leur faute tout autant que de la sienne. Je ne le rendais pas seul responsable. Même si mon comportement pouvait laisser penser que toute cette situation lui était imputable, il y avait en réalité beaucoup d’autres points qui me mettaient en colère, mais je ne nie pas que c’était un problème à mes yeux.

Il était encore fêté en tant que héros, c’est ça ?
Oui, et il avait été autorisé à revenir avant moi. J’ai posé la question à USA Cycling et ils m’ont répondu que c’était parce qu’il n’avait jamais été contrôlé positif. Je leur ai fait remarquer que ce n’était pas vrai. Ils m’ont répondu : « Ce n’est pas ce que dit l’UCI. » Ça a été comme ça tout le temps. Et, à la fin, la coupe était pleine. Voilà.

Avant que je vous interrompe, vous avez dit que vous aviez passé quelques coups de téléphone [à propos d’une équipe du Pro Tour] fin 2009. C’est exact ?
C’est exact. J’ai demandé à Jonathan Vaughters parce que je savais qu’au moins il me dirait la vérité. Il a dit qu’il appellerait le Tour de France et qu’il leur demanderait si c’était d’accord. D’après lui – je n’ai pas parlé à la société du Tour de France – mais, d’après lui, il les a appelés et ils lui ont indiqué que ce n’était pas certain en lui disant qu’ils reprendraient contact. En fait, ils n’ont jamais repris contact. C’est ce qu’il m’a dit : ils ne lui ont jamais donné de réponse. Il ne voulait pas prendre le risque. J’ai également parlé à Johan [Bruyneel] et il m’a dit qu’il n’y avait aucune chance qu’une nouvelle équipe comme RadioShack puisse à la fois m’engager et être autorisée à courir.

Mais Bruyneel est quand même celui qui a voulu engager Basso ?
Non, c’est ce que j’ai compris, et c’est pourquoi j’ai arrêté de demander. J’ai su qu’il y avait quelqu’un… peut-être pas quelqu’un qui leur disait de manière spécifique, mais, en tout cas, ils savaient qu’il ne fallait pas me recruter. C’est alors que j’ai pris la décision de courir pour Rock Racing. Pour différentes raisons, je ne souhaitais pas courir pour Michael Ball. Sur le plan de la communication, c’était le pire des scénarios, et, en plus, c’était quelqu’un qui ne me plaisait pas. En même temps, c’était le seul choix possible car personne d’autre ne m’aurait recruté. Finalement, je me suis dit : « OK, je prends le risque. » Après, selon lui, la pierre d’achoppement avec l’UCI a été mon recrutement, qui lui posait des difficultés au niveau de la licence. Je ne savais pas si je devais le croire. Je ne pense pas que l’UCI aurait hésité à se comporter comme ça, mais je ne pense pas que ce soit la seule et unique raison. Il avait beaucoup d’autres problèmes et il se pourrait bien que le fait de dire que c’était de ma faute ait été un motif commode, si vous voulez. Ils lui ont indiqué en février qu’il n’avait pas d’équipe, puis, autre coïncidence étrange que j’ai peine à considérer comme une coïncidence, ils m’ont averti quelques semaines plus tard que j’avais été radié du registre des contrôles hors compétition, ce qui m’éliminait encore pour six mois supplémentaires, parce que, une fois radié, je ne pouvais pas courir dans une équipe avant six mois. En plus, ce n’est pas moi qui ai demandé à être radié. Je n’avais aucun contact avec eux et ils étaient tout à fait libres de venir me contrôler. Voilà. J’ai pris la décision de faire toute la lumière sur cette histoire. J’avais de toute manière envisagé ça depuis longtemps et je me rapprochais de plus en plus du moment où je pouvais en accepter l’idée. Je me suis dit : « D’accord. Je vais peut-être perdre beaucoup en faisant du tort à d’autres amis et en causant beaucoup de désarroi, mais, au moins, maintenant, j’ai la certitude que je n’ai rien d’autre à perdre, rien. »

Que voulez-vous dire par « je n’ai rien d’autre à perdre » ?
Il n’y avait plus rien pour moi dans le cyclisme. Il n’y avait aucune équipe pour moi et tout ce que j’allais faire allait être retenu contre moi jusqu’à ce que je parte. Non pas que ce soit un facteur décisif, mais au moins je n’avais plus à tenir compte de ça. C’est alors que je me suis demandé comment faire et à qui faire confiance. Je suis allé à l’USADA sans leur donner de noms. Je leur ai dit : « Voilà ce qui s’est passé. Voilà comment nous faisions. D’après vous, qu’est-ce que je dois faire ? », mais tout ce qui les intéressait, c’était d’avoir des noms. Ils voulaient savoir qui pouvait leur fournir des informations et, sur le fond, ils voulaient savoir comment obtenir des infos sur Lance. Je leur ai dit : « Ã‰coutez, la seule chose qui me ferait plaisir, c’est que vous me disiez que vous allez accorder l’immunité à tout le monde. Ne suspendez personne. Faites-les venir ici un par un et ne divulguez rien. Donnez-leur un premier avertissement, si vous y êtes contraints, mais accordez-leur l’immunité et tirez au clair le bordel qui règne là-dedans, parce que vous ne pouvez pas imaginer le bordel que c’est. » Ils n’avaient pas la moindre idée de son étendue. C’est à ce moment-là que j’ai eu la quasi-certitude qu’au moins ils n’étaient pas dans le secret des dieux, parce que, si j’avais raconté tout ça à Pat McQuaid, il n’aurait pas été surpris. Ces types-là n’étaient pas au courant. J’ai donc commencé à rédiger des courriers électroniques en mettant en copie à d’autres personnes et j’ai décidé de prendre contact avec USA Cycling, uniquement pour montrer à l’USADA quelle était leur réaction dans ce cas. Je leur ai donc adressé quelques courriels juste pour voir leur réaction et, bien sûr, j’ai commencé à recevoir des appels de leurs avocats et Bill Stapleton a contacté les avocats de USA Cycling et a demandé à me parler, par leur intermédiaire, avant même d’avoir parlé à l’USADA. Étant donné que j’étais revenu à la compétition à l’occasion du Tour de Californie l’année précédente, j’ai pris contact avec Andrew Messick et je lui ai tout expliqué. « Qu’allez-vous faire maintenant ? » m’a-t-il demandé. « Je ne sais pas, » lui ai-je répondu. « J’ai songé à revenir vers l’USADA, mais je ne l’ai pas encore fait. Je veux leur dire, mais je veux être juste. Je veux avant tout dire la vérité tout de suite et trouver une solution, pas nuire à autrui. » « Oui, »  m’a-t-il dit, « ce serait une bonne idée. Il me semble que vous devez prendre contact avec l’USADA. » De toute évidence, il était troublé par ce qu’il venait d’entendre. Il se demandait pourquoi les gens me croiraient, mais il était évident que, pour sa part, il me croyait. Et puis, à un moment, je me suis mis à mettre en copie à davantage de monde parce que je commençais à devenir parano. J’ai commencé à prendre peur parce que je savais que, si Lance découvrait tout ça, il allait tout faire pour y mettre fin. Je n’avais pas encore trouvé comment j’allais sortir cette histoire, mais je savais que j’allais devoir la rendre publique parce que c’était la seule manière pour moi de me sentir mieux. Quand j’ai su finalement à qui je pouvais faire confiance – j’étais quasi certain que je pouvais faire confiance à l’USADA et j’avais parlé à Jeff Novitzky à ce moment-là – quelqu’un – j’ignore qui – a transmis ces courriels au Wall Street Journal.

Ils ont sorti cette histoire et c’est alors que vous leur avez accordé une interview. C’est exact ?
Reed [Albergotti] a écrit un article qui m’a semblé raisonnable – il n’était pas tendancieux. J’ai pris mon temps et je lui ai donné la quasi-totalité des informations. J’ai également parlé à Bonnie Ford parce qu’elle avait toujours été juste. Après, je n’avais plus qu’à attendre que les gens disent ce qu’ils avaient à dire. Ça n’a vraiment pas été facile parce qu’à ce moment-là je ne pouvais plus rien faire. Il fallait attendre en espérant que j’avais pris la bonne décision. Au moins je pouvais me dire que c’était terminé, que je ne pouvais pas faire marche arrière et, peu à peu, j’ai commencé à me sentir beaucoup mieux.

Et le dernière fois que vous avez rendu visite à vos parents ?
Je ne suis pas allé les voir pendant un bon moment. Je n’ai eu l’occasion de leur parler qu’au téléphone. On m’a averti par téléphone de l’article dans le Wall Street Journal et j’ai appelé ma mère. Je lui ai dit de ne pas rester à la maison, de s’en aller ailleurs. Je lui ai expliqué ma démarche. Je lui ai dit que j’étais désolé de lui avoir menti. Elle m’a dit de ne pas m’inquiéter. Elle était contente que je lui aie téléphoné et heureuse de savoir que je disais la vérité. J’aurais aimé lui parler en tête à tête – j’aurais vraiment pu m’organiser mieux à ce niveau-là – mais il y avait tellement de gens que j’aimais et qui n’étaient pas au courant que je n’ai pas eu la force de leur en parler, à tous.

Au sujet de vos parents, il y a quelques mois, vous m’avez dit dans un courrier électronique quelque chose qui m’a vraiment beaucoup surpris : « Ils avaient peut-être raison depuis le début. »
Ils avaient raison sur beaucoup de choses. Ils vivent une vie beaucoup plus simple et beaucoup plus… vous finissez par être beaucoup plus heureux si vous acceptez ce mode de vie. Disons que, quelle que soit votre vie, vous devez accepter certaines choses avant d’être heureux et comblé et ça, peu importe où vous situez le bonheur, que ce soit en ayant très peu – c’est ce qu’ils préférèrent – ou en ayant tout. Tant que vous n’êtes pas heureux avec ce que vous avez, vous êtes sans cesse à la recherche de ce que vous n’avez pas ou vous fuyez quelque chose, ce qui n’est bon ni dans un cas ni dans l’autre.

Où en êtes-vous aujourd’hui ?
Je suis entre les deux : je suis à la fois à la recherche de quelque chose et en train de fuir quelque chose, tout en essayant d’être heureux. C’est ce que je veux. Je sais comment y parvenir, mais je me trouve dans une situation où je dois encore faire certaines choses avant de pouvoir y parvenir. Voilà tout.

Comment faites-vous ?
Il va seulement me falloir du temps pour dire à ceux qui doivent savoir ce qui s’est véritablement passé, pour les voir en tête à tête et leur donner mon point de vue parce que ce qu’ils lisent dans la presse ne sera jamais l’intégralité de l’affaire. Après, je pourrai passer à autre chose et continuer à avancer.

Et en ce qui concerne l’enquête et le verdict, quelle serait à vos yeux la conclusion idéale ?
Vous savez, on peut être certain d’une chose en ce qui concerne la vie, c’est que cela ne se termine jamais bien. Je veux dire par là que la fin n’est jamais agréable (rires). Je pense que la conclusion idéale serait que chacun puisse faire de la compétition cycliste sans être confronté aux décisions que j’ai dû prendre. Que d’autres soient inquiétés ou paient pour ce qu’ils ont fait, ça ne va pas m’aider à me sentir mieux.

Donc, si Lance s’en sort… ne me dites pas que cela va vous aider à vous sentir bien.
Ce qu’il y a de triste, c’est que, s’il s’en sort, cela voudra dire qu’il n’y a probablement rien de bon à attendre. Mais le fait qu’il ne s’en sorte pas ne suffira pas à me rendre heureux, non. Il faut qu’il y ait du mieux pour que les suivants aient le choix et qu’on puisse au moins leur dire que ceux qui se dopent ne paient pas ceux qui sont censés empêcher le dopage. Ce n’est pas demain la veille… Mais, si je veux me sentir bien, c’est à moi de jouer ; ça n’a rien à voir avec l’enquête, ça n’a rien à voir avec quelqu’un d’autre.

Addenda
Il faisait nuit noire quand l’entretien s’est achevé. Nous nous sommes serré la main et j’ai repris la route de Palm Springs en me demandant si je le reverrais jamais. C’est la plupart du temps comme cela dans ce métier – nous écoutons les gens puis nous les quittons – mais, pour Floyd, c’était différent, plus personnel, et nous avons gardé des contacts réguliers pendant les jours et les semaines qui ont suivi. Il faisait toujours du vélo et envisageait de courir en 2011. Il continuait à pester contre l’hypocrisie qui avait parfois menacé de le détruire. Le 13 décembre, il m’a envoyé un e-mail après avoir pris connaissance de certaines déclarations de Pat McQuaid dans Cyclingnews (« McQuaid indique qu’il n’y aura aucun verdict concernant Contador avant 2011 »).

P… ! Je déteste cet imbécile. Il a annoncé que j’étais positif avant même qu’on m’ait averti et a demandé l’analyse de mon échantillon B avant que j’aie la possibilité de prendre un décision [démarche sans précédent de la part de l’UCI] et maintenant, on le retrouve partout à donner son point de vue. Sans compter que ce soit bizarre qu’il connaisse le calendrier du verdict alors même que l’affaire n’est pas du ressort de l’UCI. Quelle vaste blague !

Quatre jours plus tard, il a lu quelques interviews particulièrement gratinées de Moreno Argentin et Mario Cipollini et m’a envoyé cet autre courriel…

Argentin et Cipollini devraient aller se faire voir en écoutant Springsteen chanter Glory Days. Ça nous éviterait d’avoir à entendre leurs conneries sur une époque où ils étaient meilleurs que tout le monde [quand il n’y avait pas de contrôle sur les stéroïdes anabolisants].

Le 17 janvier, j’ai repensé à lui et nous nous sommes mis à échanger quelques courriels…

P.K Floyd, nous devons nous reparler. Ce sport n’est pas sain pour vous (ni pour moi d’ailleurs). Pour vous, la seule manière de trouver la paix est de laisser tomber et de ne jamais regarder en arrière. Je sais que c’est plus facile à dire qu’à faire, mais je crois honnêtement que c’est le mieux.

F.L Je sais que vous avez raison. Je ne sais pas pourquoi je continue à m’accrocher alors qu’il n’y a rien qui vaille la peine de s’accrocher. Je voudrais vous parler quand vous aurez le temps.

P.K À quel numéro êtes-vous ?

F.L Mon numéro **, mais je serai plus tranquille dans quelques heures ou demain si possible. Je pense vraiment que vous avez raison. Il faut que je me sorte de cette histoire tordue. Je n’ai plus aucune illusion et je ne fais plus confiance à personne.

P.K OK, je vous appellerai demain. Pour la transcription, avez-vous un site Web de cyclisme que vous préférez aux États-Unis ? Personnellement, j’aime bien les gars de NY Velocity.

F.L Je les aime bien aussi. J’espère qu’ils la publieront parce que c’est la dernière interview que je donne au cours des 35 premières années de ma vie. J’avais sans doute besoin de quelqu’un pour me dire ce que vous venez de me dire aussi nettement. J’arrête le vélo aujourd’hui. Bon sang, j’arrête pas de pleurer.

Dix minutes plus tard, il m’a transféré un courriel qu’il venait d’envoyer à Travis Tygart, Directeur général de l’USADA.

Vous voudrez bien me retirer du registre des contrôles anti-dopage. J’arrête le cyclisme à compter de ce jour. Je ne sais pas comment je suis censé informer l’USADA, mais je ne veux pas consacrer une minute supplémentaire de ma vie à débrouiller quoi que ce soit qui touche au vélo. J’arrête.

P.K Floyd, ça fait du bien de pleurer, mais pas tout seul. Sortez de l’isolement dans lequel vous êtes. Quand allez-vous revoir vos parents ? Depuis des années, je n’ai jamais parlé à quelqu’un qui ne vous ait pas apprécié ; je n’avais pas réellement compris cela avant de vous rencontrer pour la première fois. Vous êtes quelqu’un de bien, Floyd, et vous avez plein de qualités. Vous êtes encore assez jeune pour repartir du bon pied et pour reconstruire votre vie. Vous ne trouverez jamais la sérénité ni le bonheur dans le vélo. C’est le plus beau sport du monde mais il est dirigé par des incapables qui l’ont transformé en un merdier pas possible. En plus, la situation est sans remède. Profitez du soleil. Nous en reparlerons demain.

F.L Je vais ranger le vélo et aller les voir dans quelques jours. Je me sens déjà libre, pour la première fois depuis bien longtemps.

P.K Super. C’est exactement ce que vous devez faire. La prochaine étape, c’est de rester à l’écart de Cyclingnews et de tous les sites Web consacrés au vélo, mais continuez à faire du vélo, ça vous fera toujours du bien.

… mais là encore, c’était plus facile à dire qu’à faire et, quelques jours plus tard, il faisait à nouveau les gros titres : « Floyd Landis réclame la légalisation du dopage. »

P.K Il n’y a qu’une chose qui soit pire que la lecture de Cyclingnews… c’est de leur parler.

F.L Oui, je ne ferai plus jamais cette erreur. Qu’ils aillent se faire f….

P.K Qu’est-ce qui vous a gêné à ce point dans l’article ?

F.L Le problème, c’est que le passage, hors contexte, a l’air de vouloir dire que le dopage dans le cyclisme devrait être « légalisé ». D’abord, ce n’est pas le mot que j’ai employé. J’ai suggéré qu’il était possible de l’« autoriser » jusqu’à ce qu’il soit vraiment possible de le faire contrôler par un organisme digne de confiance. Je n’ai jamais parlé de ne pas respecter la loi. Actuellement, l’application sélective des règles concernant le dopage n’a pas donné confiance aux athlètes : ils ne pensent pas que la situation serait plus équitable si le dopage était autorisé. De plus, cela laisse entendre qu’il faudrait un élargissement des règles déjà en vigueur. Par exemple, les antalgiques opiacés sur ordonnance, notamment l’hydrocodone, sont d’ores et déjà autorisés et entraînent probablement des addictions et des problèmes physiologiques tout aussi néfastes en cas d’abus. De même, les contrôles sur les hormones qui s’efforcent d’établir une distinction entre hormones endogènes et hormones exogènes (testostérone) et sur l’utilisation d’EPO font appel à des seuils qui entraînent la non-détection de certaines quantités. Dès lors, sans aucun risque, ceux qui souhaitent transgresser les règles le font aux dépens de ceux qui jouent le jeu.

P.K Bon, j’ai une dernière question. Beaucoup ont été surpris de voir que vous nommiez Michael Barry dans les e-mails. Un mois plus tard, en mai 2010, il a publié la réponse suivante sur son site Web : « Je suis choqué par les déclarations de Floyd Landis. Il y a quelques années, j’ai disputé la Vuelta et je me suis entraîné avec lui pendant les deux journées qui ont précédé le départ de la Vuelta – une sortie de six heures et une sortie de deux heures. Je n’ai partagé ni employé aucune substance interdite telle que l’EPO au moment où je courais avec lui et je suis consterné de lire ses accusations. Soit Landis ment, soit il m’a confondu avec quelqu’un d’autre. » L’avez-vous confondu avec quelqu’un d’autre ?

F.L Personne n’est ni plus ni moins coupable qu’un autre, mais il est temps de dire la vérité. Je comprends la difficulté et le risque qu’il y a à admettre que l’on s’est dopé. Je ne suis absolument pas à même de porter un jugement parce que moi aussi, j’ai nié pendant des années. Michael Barry va faire ce qu’il juge bon pour se protéger, mais malheureusement dans ce cas, il a choisi de faire ce que j’ai fait et de mentir. J’espère vraiment qu’un jour viendra où il pourra dire la vérité et se sentir libre.

(Traduction française : Régis CROENNE)
L’auteur de la traduction française ne saurait être tenu responsable en cas d’erreur ou d’omission. En cas de litige, seul le texte original anglais fait foi.
 

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